Discussion avec Marie-France Dispaux

                                                                                                           

                                                                Les communautés thérapeutiques: un bastion entre camp retranché et poste d'avant garde.

 

 

Dans votre présentation d'aujourd'hui, «Devenir des communautés thérapeutiques dans la psychiatrie à venir», vous posez à la fin de ce colloque la question qui l'a traversé depuis jeudi matin, sur un fond d'inquiétude et d'espoir. Le thème du colloque lui même, «Communautés thérapeutiques aussi intempestives que nécessaires», traduit les interrogations partagées par toutes les équipes que nous avons entendues.

Vous entendre avec enthousiasme tracer l'historique de la création des communautés du Cerisier et de la Baïsse depuis la mise en place du «groupe du lundi» à la fin des années 60 à nos jours, sans oublier la crise de jeunesse traversée au milieu des années 70, nous permet de toucher in vivo l'investissement impressionnant de toute une équipe pour créer ce qui était à l'époque un nouveau dispositif de soins.

Mais par votre récit même, vous soulignez la nécessité de ce long temps d'élaboration pour entendre les besoins réels des patients et pour développer un projet qui donne à un dispositif de soins les qualités thérapeutiques permettant de donner sens aux actes des patients et de sauvegarder la capacité de penser des soignants.

 

Pour la discussion, je vais reprendre 5 points de votre exposé en partant de l'idée du «bastion» sur laquelle nous avons échangé pendant le colloque même. Comme nous partageons largement les mêmes options théoriques et cliniques, notre divergence sur le terme «bastion» tombe à pic pour ouvrir la discussion, même si la raison en est surtout mes pauvres connaissances en termes militaires! Mais j'ai été frappée d'entendre tout au long du colloque comme dans votre exposé, les nombreux termes militaires utilisés par les orateurs et les participants, dans un public qui est à ma connaissance plutôt réticent aux idées militaires.

 

 * Le premier point concerne les changements intervenus en psychiatrie depuis les 20 dernières années. Les communautés thérapeutiques se sont créées à un moment  où la psychiatrie ouvrait les asiles à la fin des années 60 pour évoluer vers la psychiatrie de secteur et les structures thérapeutiques ouvertes. Vous dites d'ailleurs dans votre livre, «La psychose à rebrousse-poil»qu'elles se sont créées «contre» l’hôpital et même contre les CMP en France, nous dirions contre les SSM en Belgique. Pourtant, la pensée psychodynamique, psychanalytique, systémique ou s'inspirant de la thérapie institutionnelle est alors largement partagée par les équipes y compris dans les services de psychiatrie hospitaliers.Il y avait donc une cohérence dans les prises en charge des patients et nous avions l'impression de parler le même langage.

Mais ces dernières années, avec le développement d'une certaine vision de la psychiatrie biologique, un fossé s'est créé, comme si nous ne partagions plus la même vision de l'humain, de l'homme psychique. Les hospitalisations sont de plus en plus courtes, visant essentiellement à traiter la crise dans sa phase la plus aigüe.  

Vouloir écourter les hospitalisations n'est pas en soi un mal, tout a été fait à une certaine époque pour les raccourcir afin d'éviter des hospitalisations sans fin et chronifiantes. Mais si la cause est plus liée à une nécessité économique qu'au réel besoin des patients, nous voyons presque les mêmes problèmes  surgir, les patients sortant de leur hospitalisation dans un état d'angoisse difficile à supporter, ce qui amène des nombreuses ré-hospitalisations,qui renforcent un risque de chronification. Dans les difficultés que vont rencontrer les communautés dans les années à venir mais qui sont déjà présentes actuellement, il y a, il y aura de maintenir ou de restaurer un dialogue avec d'autres structures pour préserver une cohérence et une continuité dans les soins qui sont déjà bien mis à mal.

 

 * Ce qui m'amène au deuxième point: les patients, eux n'ont pas changé, ils vivent cependant dans un monde plus dur où l'humain a perdu de sa valeur. Pour vous donner un exemple récent dans le monde du travail, un ami, ingénieur dans une grosse entreprise me parlait d'un «reproche» fait par son supérieur. Alors qu'il avait pris la défense d'un collègue traité injustement, son chef lui dit sur un ton de reproche: «Décidément, vous êtes un humaniste vous, je vais finir par douter de votre capacité à gérer votre département!». Être perçu comme humaniste amène un doute sur ses compétences.

C'est face à ce mouvement que des images de «résistance» sont apparues pour contrer une fois encore le rouleau compresseur de la non pensée, celle des psychotiques, «machine de guerre contre la pensée», comme vous le soulignez mais aussi celle de la société actuelle prônant le tout, tout de suite, la maitrise et la non pensée. C'est comme si une grande partie de la société d'aujourd'hui était plus proche d'un fonctionnement psychotique ou pervers. Avec pour corollaire, comme l'écrit Vassilis Kapsambelis dans un article récent, de se trouver face à une autre conception de l'homme psychique, le patient «compliant», dont une partie du cerveau est malade mais qui doit rechercher son autonomie, son indépendance, apprendre à gérer et avoir la maitrise de soi.

Les patients se trouvent ainsi renforcés dans leur mode de défense mais  ils seront encore plus démunis s'ils ne trouvent plus de lieux de soins qui les accueillent dans leur difficulté à penser.

 

 * Mon troisième point, c'est la question du temps. Je vous rejoins complètement sur ce point. La nécessité d'avoir du temps est au coeur même des dispositifs thérapeutiques mis en place dans les communautés. Du temps pour que les résidents-patients se déposent, du temps dont a besoin l'équipe pour les apprivoiser, pour comprendre. Ces dernières années, l’intérêt et l'ouverture à la pensée de Winnicott et de Bion ont montré combien le champ clinique des fonctionnements psychiques que l'on appelle «en extériorité» ont rendu nécessaire une théorisation de l'inter-psychique, que ce soit dans la relation thérapeutique individuelle, de groupe ou dans les communautés, mais justement pour que cet espace inter-psychique se déploie, il faut du temps.

En reprenant l'image de Joyce Mac Dougall, vous avez décrit ce que vous appelez le «Théâtre de soins». Les patients ont besoin d'un toit, d'un lieu de vie, de rencontres avec l'autre et de temps pour qu'ils puissent extérioriser, déposer leur angoisse et rejouer quelque chose de leur histoire, pour que le fil qui a été coupé puisse se renouer.

Temps, temps de paroles et d'échanges, indispensables aux patients mais aussi indispensables aux équipes qui supportent, contiennent les angoisses, les colères, et les doutes au quotidien. Pour reprendre l'image de Winnicott, il faut du temps pour que pousse une jonquille. Il ne sert à rien de tirer sur la tige, la jonquille pousse toute seule, pour autant qu'on lui donne un bon terreau et du temps.

Dans un monde où tout doit aller vite, quelle image incongrue!

 

* Je reviens avec le quatrième point à notre échange sur les communautés thérapeutiques comme  «bastion de résistance» au rouleau compresseur de la non -pensée.  J'ai compris que votre crainte serait qu'en se retranchant sur les acquis des 20 dernières années, les communautés perdent aussi le vif de ce qui a fait leurs forces, leur créativité et qu'elles se trouvent réduites au fil du temps au statut d'antiquités intéressantes certes mais peu dérangeantes. Effectivement, si avec la définition du bastion, c'est plutôt l'image du camp retranché qui vous apparait, je comprends votre réaction quand j'ai évoqué le terme car elles seraient alors destinées à une mort certaine à plus ou moins long terme. Même si le village d'irréductibles gaulois d'Astérix met du poil à gratter quotidien dans les armées romaines, nous savons tous que finalement, Vercingétorix a été vaincu.De mon côté, avec mes faibles connaissances militaires, je voyais le bastion comme un «poste d'avant-garde». Car au contraire, l'évolution actuelle des services hospitaliers vers la seule prise en charge des décompensations aiguës souligne chaque jour davantage la place centrale, dans toute stratégie de soin, de lieux résidentiels au long cours pour pallier au manque créé par ces hospitalisations trop brèves, où la sortie n'est plus «pensée», où un projet n'a pas le temps de s'élaborer. La créativité a encore une large part à donner car à côté des structures qui existent avec en premier lieu, les communautés thérapeutiques, mais aussi en Belgique, ce que nous appelons, les habitations et appartements supervisés par exemple, il y a de la place pour penser, créer des structures qui peuvent elles aussi correspondre à de nouveaux besoins des patients. Mais l'important sera comme vous le soulignez avec force dans vos écrits et dans votre exposé d'aujourd'hui de laisser au Sujet la place qui lui revient.  Du côté de l'espoir, il y a aussi le besoin des patients qui, si on leur en donne la possibilité et le temps, essayent malgré tout de comprendre ce qui leur arrive.

 

* Mon dernier point est ma plus grande crainte mais aussi mon plus grand espoir et concerne la relève. Nous savons combien les universités et les forces décisionnelles au niveau de la santé ne sont d'aucun soutien pour la pensée psychodynamique actuellement. Il y a peu, en France, l'enseignement de la psychanalyse a même failli être radié des programmes. La ministre a refusé de s’exécuter, considérant que la psychanalyse faisait partie du patrimoine culturel mais pas question de soin dans son esprit. Pourtant, nous sommes toujours sollicités par des jeunes, psychiatres , psychologues, assistants sociaux, infirmiers ou éducateurs qui souhaitent trouver des réponses aux questions qu'ils se posent et face auxquelles l'enseignement actuel les laisse bien démunis. C'est là l'espoir, car comme les patients, les soignants ne cessent de se poser des questions. Je constate même que j'ai de plus en plus souvent des demandes de supervision de collègues ayant fait une formation cognitivo-comportementale ou de services hospitaliers à orientation biologique qui se trouvent face à des difficultés, comme la violence, impossibles à gérer sans les penser un minimum. C'est pour cela que je vois les communautés comme un «bastion» pour défendre avec force une certaine conception de l'humain qui n' a pas dit son dernier mot, votre exposé et l'ensemble du colloque en sont eux-mêmes la trace vivante.   
Marie-France Dispaux,