Eloge de la communauté

Etienne Oldenhove

 

Je vais essayer de vous dire quelques petites choses simples mais qui, à mon sens, distinguent nettement le travail qui tente de se faire dans une communauté thérapeutique, de celui qui peut se faire dans bien d’autres structures de soins.

 

Le titre de mon intervention aurait dû être « Eloge de la communauté et la folie ».

 

J’ai évité ce titre,inhibéévidemment dans mon élan, par « L’éloge de la folie » d’Erasme, ce grand humaniste. Mais Erasme ne parlait pas de la folie au sens de celle qui nous concerne principalement dans notre travail.

 

Or ce couple « la communauté et la folie » est, pourrait-on dire, la pire et la meilleure des choses. C’est cela dont je vais parler brièvement.

 

Je souhaitais revenir aujourd’hui sur ce mot « communauté » parce qu’il est ce qui définit une des plus grandes spécificités de notre travail.

 

Quand, il y a maintenant déjà presque 6 ans, nous avons présenté à Toulouse, le livre écrit par François de Coninck et l’équipe du Wolvendael, livre qui s’intitule « Un lieu, un temps pour accueillir la folie » Une expérience de Communauté thérapeutique, Editions Eres), nous nous sommes rendus compte à quel point, le mot « communauté » était mal reçu, dérangeait parfois nos interlocuteurs du fait de ses liens avec trois dimensions possibles :

 

  • le communautarisme

  • les communautés religieuses

  • les communautés post-soixante-huitardes

 

Ces liens rendent le terme même de communauté suspect en France et entrainent souvent une réticence à son égard et une méfiance vis-à-vis de ceux qui se rassemblent et s’affichent sous cette nomination : « Communautés thérapeutiques ».

 

Je vais essayer de vous dire en quoi je pense qu’il ne faut pas abandonner, ni avoir peur de ce mot « communauté », malgré les dérives auxquelles il peut, dans certaines conditions, amener.

 

En effet, la question de la communauté est incontournable pour l’être humain. Tous, il nous faut appartenir à une communauté, il nous faut y trouver une place sexuée. La communauté est une dimension fondamentale de l’humain : nous sommes des êtres et langagiers, et sociaux. Nous sommes seuls, mais il faut d’autant plus être solidaires . Une communauté, c’est une solidarité de solitudes !

 

Ce fondement de l’appartenance nécessaire à une communauté est ébranlé par le fonctionnement actuel de nos sociétés occidentales caractérisées par la tentative d’imposer une prévalence de l’individu sur la société, caractérisées donc par ce qu’on appelle un hyperindividualisme forcené.

 

L’évolution du droit en est une parfaite illustration : les lois tendent maintenant à défendre les intérêts particuliers plutôt qu’à imposer un bien collectif.

 

Ce trait de l’hyperindividualisme est lui-même une conséquence du néo-libéralisme, du discours capitaliste qui se caractérise par l’abandon de toute orientation éthique.

 

Plutôt que d’essayer d’orienter son existence à partir d’une distinction entre bien et mal, nos sociétés font le choix, comme le dit le philosophe Jean-Claude Michéa, du moindre mal et nous vivons donc sous l’empire du « moindre mal », qui est celui du plus grand dénominateur commun, autrement dit ce que l’on appelle « nivellement par le bas ». Le moindre mal !

 

Ce renoncement à toute valeur au profit d’un "tout se vaut" et d’un "tout peut se monnayer", est la ruine du lien social, du « discours » comme le disait Lacan.

 

Quand la dimension politique disparait au profit de la gestion, on tombe dans ce magma où tout vient à se confondre. C’est pourquoi il est essentiel de dire NON à l’esprit gestionnaire surtout quand il dit vouloir votre bien. Je vous invite tous à lire à ce sujet l’article écrit par Yves Lecomte « A l’heure du néolibéralisme » (article qui a été communiqué par mail à tous les inscrits à l'atelier 1).

 

Certains poètes ou écrivains en ont parlé admirablement, par exemple Georges Orwell, à travers une œuvre très forte, « 1984 » qui tirant les leçons des totalitarismes que lui-même avait déjà rencontrés, à savoir le nazisme et le stalinisme, annonçait, prédisait le monde qui nous attendait : celui de Big brother, celui de la tyrannie des chiffres, mais aussi celui des totalitarismes plus pernicieux parce que masqués, celui de la mondialisation, celui des sociétés de consommation à outrance, celui de sociétés molles et flasques, de sociétés chewing-gum où l’on croit pouvoir faire de l’être humain n’importe quoi.

 

Vous pourriez croire que je m’éloigne complètement de notre sujet et que je me perdrais dans des considérations délirantes idéologiques. Je ne le crois pas, car cette réflexion induite par Orwell rejoint notre clinique journalière par trois biais importants.

 

Premièrement, on ne peut isoler le sujet dit « individuel » du sujet collectif. Freud n’a pas cessé de tenter d’articuler ce qu’il appelait « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921). Lacan, également, va reprendre cette articulation du sujet au collectif de multiples façons. Je ne vais pas tenter de le développer ici parce que ce n’est pas le lieu, mais quand il écrit son fameux texte sur le temps logique, il écrit déjà, comme l’a bien démontré, Eric Porge, que le sujet se compte trois. Le sujet au sens psychanalytique est toujours divisé et donc à mille lieux de l’individu, de même qu’il est fondamentalement hétéronome, à dix mille lieux de cette autonomie grotesque prêchée par le néo-libéralisme.

 

Deuxièmement, la paranoïa, la structure psychotique la plus fréquente dans la population accueillie dans nos communautés thérapeutiques, est l’exemple même, le paradigme d’une inclinaison au tout, d’une appétence au totalitarisme. C’est la difficulté même que rencontre le paranoïaque dans son existence : il veut être « tout », il refuse ou n’accède pas à une division subjective. Par exemple, il veut être tout dans les mots, ou tout dans les lettres. D’où, souvent, son excellence en logique ou en mathématique. Pour lui, le monde est tout blanc, ou tout noir. Il a horreur de ce qui pourrait échapper à son emprise.

 

Troisièmement, les communautés thérapeutiques sont incompatibles avec le néolibéralisme et ses effets. Que je saches, il n’existe pas de communautés thérapeutiques fonctionnant sur le mode comportementaliste, behavioriste. Ou si par malheur, c’était le cas, elles ne doivent pas beaucoup se distinguer d’une colonie pénitentiaire ou pire…

 

Car le fonctionnement d’un sujet, car l’avènement d’un sujet de même que celui d’une communauté qui est un autre versant du sujet (qui en est l’envers et non l’opposé) nécessite une part d’ombre, nécessite de l’insaisissable, nécessite de l’indécidable, nécessite du « pas tout », nécessite du Réel.

 

Sujet et communauté s’opposent donc radicalement et à la paranoïa au sens psychiatrique et psychanalytique de ce terme et aux dérives paranoïaques des sociétés occidentales actuelles fondées sur le duel, la méfiance réciproque, l’hyperindividualisme, la victimisation, …

 

Orwell se définissait comme un anarchiste conservateur. Cette identification, je l’ai trouvée assez remarquable. Je m’en sens proche et j’y retrouve ce qui, je crois, caractérise les communautés thérapeutiques.

 

Depuis longtemps, les communautés thérapeutiques sont perçues comme marginales. On les compare volontiers au village des irréductibles gaulois d’Asterix et d’Obelix. Cette comparaison me parait assez juste : celle de petites communautés qui résistent avec beaucoup de vitalité, d’humour et de joie de vivre, à l’uniformité du monde romain, à l’uniformité effrayante des sociétés dominées par le néolibéralisme : tous en même temps dans le même bouchon, pour ne pas dire dans la même merde.

 

Effectivement, les communautés thérapeutiques, du moins quand elles restent fidèles à leur esprit, sont marginales et tentent de donner une place à des marginaux, à des exclus ou à des « s’excluant ».

 

C’est en ce sens que dans le titre de ce colloque, nous avons accentué le caractère intempestif des communautés thérapeutiques. Les communautés thérapeutiques ne vont pas dans le sens de la dérive actuelle. Elles tiennent un autre cap.

 

Jusqu’il y a peu, on pouvait en sourire comme des irréductibles gaulois, en pensant qu’elles n’étaient qu’un vestige d’une organisation sociale dépassée, obsolète comme les communautés religieuses ou les communautés de soixante-huitards.

 

Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait le cas. Et je me réjouis grandement que l’un d’entre nous, en l’occurrence Olivier Delaive, ait proposé un atelier où, entre autres, ce qui va être abordé, c’est le fait que les communautés thérapeutiques seraient peut-être un laboratoire, seraient peut-être les pionnières d’un autre type d’habitat, à savoir tout ce qui se développe actuellement comme habitats groupés, colocation, squats organisés, ou habitats intergénérationnels.

 

Je reviens à la clinique que nous ne devons jamais perdre de vue au soit-disant profit de quelque idéologie que ce soit. J’ai dit, au début de mon propos, que la communauté était la meilleure et la pire des choses pour un psychotique. Elle est la pire parce qu’elle est très souvent le lieu de ses pires difficultés, le lieu d’un espace où il ne lui est pas possible de trouver une place de sujet.

 

Combien de psychotiques que nous tentons d’accueillir, ne sont-ils pas dans cette position d’exclus du jeu social, de radicalement exclus d’un monde toujours structuré d’abord par le langage. Mais le paradoxe, c’est que nous avons pu également expérimenter à quel point un certain type de communauté, peut leur donner parfois la possibilité de se trouver une place, certes précaire le plus souvent, mais une place cependant de sujet dans une communauté, à condition que celle-ci fasse le travail de se construire comme un lieu troué, comme une scène décomplétée.

 

C’est de ce travail difficile, subtil, toujours à recommencer, que vous allez entendre parler de la bouche de tous nos collègues durant ce colloque. Je m’abstiendrai donc d’en parler plus, vous en laissant la charge, avec confiance.

 

Lorsqu’une communauté fait ce travail sur elle-même de se décompléter, elle évite les dérives des totalitarismes et des communautarismes.

 

Nous sommes conservateurs en ce sens que nous ne lâcherons pas sur ce qui fait les fondamentaux de toute communauté humaine. Je me permets de citer ici brièvement Orwell qui fait dire au personnage principal de "1984" : « Si l’on peut sentir qu’il vaut la peine de rester humain, même s’il ne doit rien en résulter, on les a battus » (G.Orwell, "1984", page 222 de l'édition de poche)

 

 

 

Nous sommes anarchistes en ce sens que nous pouvons facilement lâcher sur le reste, sur beaucoup de particularismes, de nationalismes, de nombrilismes.

 

Nous n’avons aucune affinité pour le pouvoir.

 

Nous n’avons d’affinité que pour l’impossible.