Le temps, un allié à double tranchant

Ou le très long temps, une résistance à la séparation ?

Jacques Dill

 

 

  • Eternité et temps compté.

 


 

Le patient psychotique utilise des stratégies anti-temps, il lutte contre les changements qui signifient un passage à autre chose, un temps révolu, donc un temps à venir. Il résiste à penser le trajet du temps en périodes successives et se réfugie dans un imaginaire d’éternité et d’immuabilité. Ressentir le temps qui passe est pour lui effrayant car cela rapproche d’un terme, d’une fin redoutée comme une catastrophe. Dans une relation thérapeutique conçue comme tremplin vers une recherche de soi, le temps du soin est en principe compté : il est voué au passage vers l’étape de découverte des autres dans le bain du monde réel. Dès l’entame du soin s’annonce une arrivée, une séparation future, présage d’émancipation mais synonyme aussi d’arrachement et d’abandon possibles, voire de mort (vécu psychotique).

 


 

  • Dispositif multifonction et temps chronique

 


 

Je m’intéresse aujourd’hui à la résistance au temps thérapeutique compté du côté des soignants de patients psychotiques. La temporisation dont fait preuve l’équipe est parfois peu justifiée devant une réelle terminaison du suivi. Cette difficulté est sans doute accentuée dans les dispositifs qui allient soin et hébergement sans limite de temps, c’est le cas de nos communautés thérapeutiques. La durée des séjours s’y calcule en années, variable entre 3 à 5 ans à Villeurbanne. Ce sont les dépassements nets de cette moyenne qui amènent ma réflexion.

 

Le cumul des fonctions résidentielle et thérapeutique est une caractéristique historique des institutions hospitalières lourdes dont on connait le potentiel d’accroissement de la dépendance et de la chronicisation pour les séjours très étendus dans le temps. Quid de ce danger dans les structures légères qui associent également les trois dimensions : loger, soigner, temps indéterminé.

 


 

A première vue, le long terme est un allié incontestable dans les communautés destinées aux patients psychotiques. Il permet, sans précipitation :

 

1- qu’un véritable investissement de la relation thérapeutique se fasse via l’investissement de la matérialité des lieux et de l’environnement groupal, au rythme du résident.

 

2- qu’en appui sur ce socle, le patient se risque progressivement à des expériences d’autonomie (gestion de sa vie matérielle, relationnelle etc…).

 

3- que les gains narcissiques obtenus par cette utilisation de la situation thérapeutique lui rendent possible plus de maîtrise de sa vie psychique (modèle de base psychothérapique).

 


 

Nous constatons cependant que le long terme se prolonge parfois en très long terme, alors même que l’équipe et le résident estiment depuis un moment que des progrès significatifs ont été accomplis, qui permettraient logiquement d’envisager un départ de la communauté. Tel patient, dont il sera question plus loin, visiblement renforcé et revitalisé au bout de cinq ans, n’est parti qu’au bout de 10. Telle résidente, jusque-là pensionnaire de l’hôpital psychiatrique pendant 20 ans, est restée plus de 7 années dans la CT. (Je détaillerai un peu ces deux exemples qui me semblent illustrer une forme de résistance à « lâcher » le patient, sous couvert d’arguments réfléchis). La question est posée ici d’une sorte de temps de maintenance qui se substitue au temps thérapeutique proprement dit.

 


 

  • Pourquoi repousser le terme ?

 


 

Il semble que dans certains cas, nous jouions les prolongations. Pourquoi une rallonge de temps ? Des doutes sur la consistance des acquis du résident ? Celui-ci, et lui seul (sa pathologie), nous entraînerait dans cet étirement temporel ? Serions-nous devenus captifs consentants, ou malgré nous, de son avidité, de son omnipotence, de son évitement défensif de toute limite, d’une atemporalité distillée par lui, effet de la séduction narcissique toujours à l’œuvre dans les relations patient psychotique-soignant, ce mode relationnel dans lequel chaque protagoniste se fantasme indispensable à l’autre ? Certes, la proximité psychique durablement recherchée avec des personnes psychotiques amène forcément de tels phénomènes, et le patient y a sa part. Mais du côté des soignants, comment comprendre le besoin de report – parfois sine die – de l’épreuve de séparation, en l’absence de butée temporelle instituée ?

 


 

Parmi d’autres déterminants, j’ai pensé à des facteurs de sources différentes mais convergentes, qui pourraient chacun à leur manière nous pousser dans ce sens.

 


 

  • « Quand on est fou… » : virus populiste.

 


 

La représentation ancestrale du fou est toujours vivace. Elle contient ce qui échappe à l’homme, sa part d’ombre. Sa peur, son irrationnel, l’inconscient libre. La figure du fou est un refoulé collectif mis en image, elle enferme l’aliéné, et ce faisant, le fixe. Quand on est fou, on le reste. Le cliché fonctionne comme repoussoir hygiénique pour le corps social comme pour l’honnête homme de la rue. Il n’est qu’à lire le journal, entendre les échos du café du commerce ou les lieux communs dans les dîners.

 

La psychiatrie est régulièrement apostrophée par la société, via les médias, sur la capacité de nuisance de la folie, et sommée de justifier sa légèreté sécuritaire : « Si ces gens sont diagnostiqués malades mentaux, ils sontpar conséquent reconnus comme déséquilibrés, alors pourquoi sont-ils sans surveillance permanente ? ». Il est certain que le type de soin relationnel ouvert auquel nous souscrivons pâtit de la pression dénonciatrice de l’opinion prompte à nous taxer de laxisme et d’irresponsabilité.

 

Pour avoir passé quelques heures dans un commissariat de police à défendre -- sans succès -- l’intérêt clinique de laisser les résidents d’une communauté sans contrôle soignant 24 heures sur 24, j’ai vraiment réalisé ce que sous-entendait pour le brave représentant de la loi et pour les accréditeurs de tous poils « évènement indésirable » et « précaution » : rien d’autre que la vieille peur du fou magiquement contrôlée par le fantasme du « risque zéro ». Ma convocation faisait suite à une plainte déposée par une famille après la tentative de suicide de leur fille. « Et si sa violence s’était dirigée contre quelqu’un d’autre ? » m’a demandé le gendarme.

 

Quelles traces la sagesse populaire (populiste…) laisse-elle dans nos esprits en principe formés à saisir les mécanismes projectifs de la stigmatisation ? Un relent de peur ? Possible.

 


 

  • Un virus par transmission pédagogique.

 


 

2- Les thérapeutes de toutes obédiences ont suivi un cursus pédagogique spécialisé. Dans la foulée, la plupart d’entre eux se sont même penchés sur leur vie interne à l’aide des outils conceptuels transmis par leurs formateurs, souvent lors d’un « travail personnel » avec un tiers du métier. Ils se sentent armés et vaccinés pour s’engager dans le commerce psychique avec des personnes très perturbées.

 

Pour ma part, j’ai appris à considérer des structures en psychopathologie. Mes professeurs universitaires étaient pour la plupart chercheurs-psychanalystes, certains à lapointe des développements de la discipline. Les stages en psychiatrie (années 60) m’ont ensuite frotté à la réalité déprimante des territoires de soin de l’époque et à leurs pratiques thérapeutiques peu sophistiquées. Certains services respiraient plus d’humanisme que d’autres, cependant l’orientation relationnelle des prises en charge était encore l’exception. Rares étaient alors les « psychanalystes sans divan ». Pratiquement aucune recherche sérieuse sur les fondements du soin.

 

Dans l’ensemble, tous ces apports premiers, théoriques et de terrain, des plus classiques aux moins conventionnels, m’ont instruit dans l’idée de la psychose comme maladie chronique, comme état pathologique permanent : on peut stabiliser un patient, m’a-t-on transmis, mettre ses symptômes en veilleuse ; on peut comprendre, décortiquer son univers, voire en transformer certains aspects, mais modifier son architecture mentale est hors de portée ; l’épisode psychotique actif est traitable, la maladie psychotique non. J’ai appris qu’on ne guérissait pas d’une psychose dont on est porteur, et que les chances de crises à répétitions étaient très élevées chez le malade diagnostiqué.

 

 

 

Il est intrigant de remarquer l’alliance objective entre un préjugé populaire (quand on est fou c’est pour la vie…) et une hypothèse scientifique largement adoptée (la structure). Les deux affirment une destinée, l’irrévocabilité du mal psychotique, et l’inéluctabilité de ses décompensations itératives. Une caution de source rationnelle et autorisée validerait un fantasme immémorial. Le novice que j’étais avait toutes les bonnes raisons d’être fasciné par la psychose … et de s’en méfier ! Peu nombreux étaient les psychanalystes s’aventurant au-delà des limites de la cure psychanalytique.

 

 

 

Mon parcours professionnel s’est ensuite – et heureusement -- déroulé dans un contexte intellectuel stimulant : la mise en œuvre du secteur (années 70) et la création de structures extrahospitalières dites intermédiaires, au sein d’une équipe dynamique et inventive. Rencontrer les patients dans leur milieu de vie, découvrir la réalité de leur situation sociale, connaître leur environnement familial, autant d’occasions de modifier l’image du malade réduit à sa pathologie, et de démentir l’invariance de sa façon d’être. Mais une telle expérience, sur fond de renouvellement critique de la pensée psychiatrique suffit-elle seule à modifier des patterns de jugement constitutifs de notre bagage culturel ?

 

J’en viens à la question du jour : peut-on concevoir sereinement l’arrêt d’une prise en charge de patient psychotique si l’on est soi-même porteur de représentations dictées par la crainte, et de plus, attendu au tournant par les vigiles de l’opinion ? Ne serait-on pas tenté, consciemment ou inconsciemment, de maintenir ad vitam aeternam une couverture soignante tutélaire, qu’on la nomme préventive ou curative ? 

 


 

  • Un virus endogène coproduit dans le soin.

 

3- Le troisième facteur de résistance à la terminaison d’un soin prend racine dans la clinique des psychoses proprement dite, dans l’échange prolongé avec le patient. J’ai évoqué plus haut la séduction narcissique, cette prise de possession psychique mutuelle qui n’a que faire du temps social, qui exclue toute horloge officielle, tout tiers différenciateur, et entretient l’illusion d’un unisson éternel comme seul remède à la souffrance. Voilà un puissant adversaire pour l’épreuve de séparation, d’autant plus actif qu’il n’est pas facilement repérable : « ça baigne » avec le patient alors quoi de mieux ? Repérée, la séduction narcissique cherche d’autres voies et insiste. Le travail d’élucidation de ce puissant phénomène archaïque est sans cesse à renouveler.

 

Au seuil de la terminaison, le pôle thérapeutique se retrouve comme une mère de bébé qui se doit d’assumer la désunion du couple fusionnel qu’elle a formé avec lui, pour l’aider dans sa croissance psychique (Winnicott). J’ai parlé d’épreuve de la séparation ; elle a son prototype dans ce deuil précoce et nécessaire de l’unisson narcissique, deuil originaire (Racamier) à revivre par les deux protagonistes.

 


 

  • Des balises temporelles.

 


 

Dans les communautés thérapeutiques de Villeurbanne, la fin du séjour est inscrite au départ, mais dans des formules volontairement vagues telles que : pour un temps, le temps qu’il faut, c’est un passage etc…La perspective d’un après est indiquée, mais la durée est non précisée. Des entretiens-bilans évoquent régulièrement le futur et des projets possibles : avec le résident, les soignants imaginent l’avenir en dehors de la maison, après la communauté. La préoccupation sur le devenir se traduit parfois en indications concrètes (démarches, contacts). Il s’agit, comme la mère prévoyante qui anticipe les progrès de son enfant et l’aide à se projeter hors de sa sphère, de renforcer la confiance du patient dans sa créativité et ses capacités propres à l’autonomie (matérielle et surtout psychique). Autrement dit signifier qu’il pourra se passer du soutien thérapeutique incarné par l’institution. Les entretiens-bilans jalonnent toute l’étendue du séjour, à une cadence régulière ; ils font office de balises temporelles, fournissent rythme et chronologie pour une l’histoire évolutive du soin.

 


 


 

  • Deux images du même Adrien.

 


 

Soyons cependant honnêtes et réalistes, ces bonnes intentions d’escorte vers plus d’autonomie rencontrent des résistances parfois acharnées chez le patient, comme je l’ai évoqué, mais aussi chez ses soignants. J’ai noté des mouvements paradoxaux de ces derniers, dont j’ai fait partie de nombreuses années, à l’approche de la réalisation concrète du départ d’un résident. J’ai repensé à Adrien, le recordman de durée d’une communauté villeurbannaise (10 ans).

 

Cinq années s’y sont déjà écoulées pour lui ; il a alors 25 ans et sa vie prend suffisamment forme pour que se dessine un avenir possible dans le tissu social de la cité.

 

Comme de coutume dans ces moments-charnière, on prend son temps, on reste prudent sur une date de départ ; on se soucie principalement des émois engendrés chez Adrien par cette perspective ; on envisage la sortie prochaine du soin avec une personne que l’on admet consolidée dans ses repères internes et moins vulnérable dans ses rapports aux autres, on peut donc jouer ensemble avec l’idée de se quitter, vu le chemin parcouru. Adrien a non seulement assoupli sa carapace défensive mais s’est lancé avec succès dans une formation, réussissant même à décrocher un emploi stable.

 

Dans le mêmetemps s’impose à nous une autre image du même Adrien, celle déjà ancienne des débuts, celle de l’être démuni d’il y a 5 ans, le gamin de 20 ans en chute libre, tombé du nid, terrorisé par son arrivée dans un groupe, immigré dans un lieu inconnu, pratiquement autiste dans son habitus relationnel. La surimpression de ces deux temporalités agit alors comme frein à notre élan et se traduit bientôt en mauvaise conscience. Le doute et l’appréhension s’instillent dans nos têtes : laisse-t-on partir un pauvre enfant désorganisé, incapable de survivre seul en dehors de notre couveuse ? Peut-on l’abandonner à ses démons psychotiques, toujours à l’affût ? Ou alors : les progrès du jeune homme qui se tient là maintenant devant nous, sont-ils bien ancrés, ne risquent-ils pas d’être balayés au moindre accroc de la vie sans notre attention vigilante ? Sous notre culpabilité de nounous attentionnées, il est aussi question d’omnipotence et de maîtrise : notre protégé ne pourrait se passer de nous sans dépérir, régresser, rechuter, nous lui sommes indispensables etc…

 

Dès son entrée dans la communauté, Adrien, le petit oiseau blessé tombé du nid, répétait à l’envi qu’il n’était pas là pour longtemps et qu’il cherchait déjà un appartement seul. Il fallait bien sûr entendre son désarroi devant les stimulations liées à la vie ensemble, son besoin de fuir les « envahissements et les contaminations relationnellement transmissibles » (sic) dont il se plaignait d’emblée. Le fantasme de fuite loin des autres trop proches, comme défense princeps contre l’excitation intérieure et contre l’investissement de la situation de soin groupal, était d’emblée repéré par l’équipe et commenté avec Adrien. Mais ce projet déréel de repartir aussitôt qu’arrivé nous a sans doute masqué sa véritable source : la profonde blessure d’Adrien de se vivre une fois de plus, après de longs mois d’hôpital, incapable de faire face seul à sa vie, comme un grand. Son désir proclamé de fuite de la communauté formulait aussi son désespoir devant l’échec renouvelé de vivre « sans la psychiatrie », disait-il. Il signifiait aussi, dès le tout début de son séjour, le désir d’autonomie psychique et matérielle auquel chacun aspire, psychotique ou pas. L’interprétation du souhait de fuite comme défense, aussi pertinente soit-elle, a prévalu sur celle, tout aussipertinente, d’un appétit déjà présent d’envol hors du nid de la dépendance. Reconnaître aussi cette aspiration centrale sous le caractère défensif des symptômes « psychotiques » aurait peut-être orienté nos interventions vers plus d’encouragement et de soutien à réaliser plus tôt sa sortie du soin.

 

Au lieu de quoi Adrien est resté encore pour (trop ?) longtemps le petit prématuré qu’il fallait prioritairement protéger des dangers de la vie adulte extérieure, c’est-à-dire aussi de sa vie sans nous. Il n’est parti qu’après 10 ans de séjour, un rab de 5 ans qui lui a été certes utile, en particulier pour vivre une expérience amoureuse, mais qui avec le recul ressemble à une gratification en temps, dictée par la crainte plus que par un réalisme thérapeutique.

 

Il aurait peut-être fallu tenir bon sur un décollage de la communauté quand nous l’avions senti possible, 5 ans auparavant. Rétrospectivement, on pourrait faire l’hypothèse d’une (trop ?) longue complicité entre les tentations périodiques d’Adrien à l’auto-disqualification (sa peur de franchir le pas) et les penchants d’anges gardiens de soignants à très forte préoccupation maternelle !

 

De tels exemples ne sont pas si rares dans nos structures. Celui d’Adrien, sans remettre en cause le bien-fondé du long travail accompli avec lui, fournit l’occasion d’interroger la position soignante vis-à-vis du temps de prise en charge : celui qu’on estime nécessaire, celui qu’on juge suffisant, en fonction de l’objectif thérapeutique qu’on se donne. Nous oscillons malgré nous entre un idéal de réparation psychique, et un désir plus terre-à-terre d’aider le patient à se mesurer aux conséquences dans le réel de sa fragilité identitaire. D’où aussi les tergiversations quant à l’opportunité du terme, l’hésitation entre soin terminable et interminable.

 


 

  • Le temps contre le deuil.

 


 

La terminaison fait partie intégrante du processus de soin dans la communauté, comme dans la psychothérapie classique. Il apparait cependant que cette issue – normale et souhaitée -- mobilise des peurs disproportionnées chez le patient psychotique et chez ses soignants. Une forme de chronicisation de la relation peut s’ensuivre, surajoutée au processus thérapeutique. Donner encore et encore du temps au temps, en réalité s’abstenir de contrarier le fonctionnement conservateur du patient psychotique, revient à éviter un affrontement utile et des conflits salutaires avec lui, noyer dans une pseudo-gratification temporelle tout ce qui pourrait fâcher à propos de la séparation. Le temps indéfini à disposition n’est plus un allié dès lors qu’il est utilisé défensivement contre la perspective d’un deuil de la relation de soin ; deuil à risque, forcément ardu à vivre par le patient, mais profitable à son narcissisme et moteur pour sa créativité. Un patient très-longue-durée me disait plus tard sa fierté d’avoir enfin achevéson passage en psychiatrie.

 


 

 

 

  • Cadre et temps indéterminé.

 


 

L’absence de butée temporelle dans une CT repose aussi la question du cadre qui participe en tiers à la régulation des échanges entre résidents et soignants, et suppose un dehors au dedans, un ailleurs à l’ici, un après au maintenant. La durée indéterminée comporte le risque de jouer en faveur d’un fantasme d’infini de la relation thérapeutique, dans lequel peut se dissoudre la distinction entre hébergement thérapeutique et vraie vie (voir les patients qui vivent à demeure dans l’hôpital). L’ambigüité caractérisant la texture de la CT, lieu de vie temporaire de substitution qui est aussi lieu d’un soin institutionnel, pourrait y perdre en valeur transitionnelle au profit d’une confusion pure et simple entre but et moyen de la prise en charge.

 


 

  • Rose et le sablier.

 

Certains patients trouvent des solutions originales à la question du temps de leur prise en charge. C’est le cas de Rose. Après s’être enquise du temps maximum réalisé par un résident de la communauté, 7 ans à son époque, elle décide deux choses simultanément. D’abord d’égaler ou battre légèrement cette distance ; ensuite de s’aider dans son challenge en lisant, ou plus exactement en consommant continuo un stock de plus de 200 livres. Elle va se servir de sa bibliothèque comme d’un sablier, décrétant son départ du lieu à l’épuisement de sa réserve de lecture. Elle tient parole et intègre un appartement collectif « non psychiatrique » au top final de son compte à rebours.

 

Raisonnement paradoxal, paralogisme, solution … psychotique mais ingénieuse. Le sablier de Rose concrétise en quelque sorte l’impalpable, elle sculpte l’immatériel en calendrier réel, soumet à sa maîtrise ce qui échappe le plus : le temps. Elle s’appuie sur un modèle arbitraire pour recréer sa propre horloge et la faire battre à sa cadence.

 

Repenser à cet exemple m’a laissé songeur sur l’option du temps indéterminé choisie dans nos communautés. Rose s’est saisie d’une durée fixée par un précédent qui a fait pour elle jurisprudence, affirmant un double besoin : celui d’un temps thérapeutique suffisamment long et celui qu’il soit bordé par une frontière à respecter, dans le cadre d’une loi, d’un contrat ; en somme le besoin d’un temps compté.

 

 

 

  • Le réseau, antidote à l’atemporel.

 

Si la question du temps en soi est indécidable, celle du passage d’un temps à un autre est facilitée par le travail en partenariat qui introduit de facto des tiers possibles dans une relation thérapeutique guettée par l’enlisement narcissique. Encore faut-il consacrer une part substantielle de notre activité à tisser et maintenir des liens avec des équipes du champ social ou médico-social qui prendront le relais du soin institutionnel.