Petite ode à l’intempestivité, en guise de conclusion

Marc Minnen


En découvrant le titre mis en exergue pour ces deux journées de colloque, je suis resté brièvement perplexe : pourquoi les communautés thérapeutiques se revendiqueraient-elles d’un caractère aussi peu glorieux que celui d’intempestif ? Passé ce moment, le cours des associations a repris – comme c’est souvent le cas lorsqu’on se désidère – et j’ai pensé à la fable de La Fontaine « Le coche et la mouche », persuadé que cette dernière y était décrite comme intempestive.

Je me trompais, mais de peu, à cause d’un glissement sémantique dont le langage a le secret. Pour vous le faire entendre, je vous cite d’abord la morale de cette fable, durant laquelle la mouche s’active tous azimuts pour aider un attelage à gravir une pente. Ce sont les chevaux qui, en réalité, y travaillent mais c’est elle qui s’en attribue le mérite.


Et Monsieur de la Fontaine de conclure comme suit :

« Ainsi, certaines gens, faisant les empressés,

S’introduisent dans les affaires :

Ils font partout les nécessaires,

Et, partout importuns, devraient être chassés. »


Voilà-t-il pas que le titre du colloque est déjà à peu de choses près écrit depuis le XVIIème siècle ! On y trouve, en effet, le nécessaire et l’intempestif à condition, pour ce dernier, de tenir compte du glissement déjà signalé, où inopportun s’est inséré entre intempestif et importun, au point qu’aujourd’hui les trois sont tenus pour synonymes. A tel point aussi que, depuis les années mille six cents et quelques, le langage courant s’est fendu d’une nouvelle expression : être (ou faire) la mouche du coche, c’est être importun – intempestif, donc −, s’agiter beaucoup sans rendre de réels services. Du coup, je ne suis pas sûr que beaucoup parmi nous se targueraient d’un tel parrainage aux fonds baptismaux des communautés thérapeutiques : faire partout les nécessaires et, partout importuns, intempestifs, devoir être chassés. Nous avons déjà connu programme plus emballant et ambitions plus nobles.

Fort heureusement, il y a la possibilité d’entendre autrement les deux signifiants mis au frontispice de ces deux journées. Intempestif, dans son sens étymologique le plus radical, signale ce qui n’est pas de saison. Ceci nous ramène à ceux qui nous occupent et nous valent d’être réunis pendant ces deux jours ; je peux ainsi rendre hommage aux résidents. J’ai le souvenir particulièrement vivace d’une semaine passée avec eux dans un petit village en bord de Méditerranée où, par trente-cinq degrés à l’ombre, l’une débarquait sur la plage affublée d’un long imperméable et de bottes en caoutchouc – il va peut-être pleuvoir, disait-elle en réponse à notre étonnement −, tandis qu’un autre y était depuis longtemps déjà allongé les yeux fermés, revêtu de son costume trois pièces. Ce sont donc les résidents eux-mêmes qui sont d’abord intempestifs, avant que nous le prenions à notre compte en reportant cette intempestivité dans le discours courant de la psychiatrie actuelle. Il en va de même pour le nécessaire, à condition de le concevoir comme une catégorie logique et, avec Lacan, de l’entendre comme ce qui ne cesse pas. Tout au long de cette même semaine déjà évoquée, un troisième résident a passé son temps au soleil d’une terrasse de buvette et est revenu bien bronzé, à l’exception de trois petits points blancs qui ornaient son visage buriné. Ces trois points correspondaient à l’emplacement toujours identique des trois doigts de sa main droite qui, à chaque instant, soutenaient sa tête pendant qu’il se et nous posait inlassablement sa principale question : « Mais à quoi ça sert, tout ça ? ». Voilà un bel exemple clinique du nécessaire – et de son corolaire, l’impossible – auquel est astreint un certain nombre de ceux dont nous avons hier et aujourd’hui fait grand cas.

A quoi ça sert, tout ça ? C’est aussi la question à aborder au moment de conclure ces deux journées. Aux fins de nous soutenir dans cette entreprise, Etienne Oldenhove et nos collègues du Wolvendael – que nous ne remercierons jamais assez – nous ont proposé un canevas de deux pages et demie. Sous l’intitulé « Identification d’une communauté thérapeutique », ils ont compilé une série de traits repérés au fil des pages du livre « Actualité des communautés thérapeutiques », d’Yves Lecomte et Francis Maqueda, en nous demandant d’éventuellement en réduire le nombre et, surtout, de les organiser selon une logique encore à inventer.

Identification et trait ; comment ne pas penser à l’einiger Zug freudien ? Lors du coup de foudre amoureux, il est quelquefois possible de repérer un trait identificatoire : une chevelure, une tessiture de voix, une démarche, … Imaginez, ne fût-ce qu’un instant, qu’il y ait quarante-six de ces traits, comme c’est le cas dans la liste qui nous est parvenue. Cela aurait pour effet de rendre impossible toute rencontre amoureuse. J’ai donc procédé à l’inverse : tenter d’isoler dans la série l’einiger Zug qui s’est avéré opérant dans mon coup de foudre pour une communauté thérapeutique.


J’ai retenu celui de l’ambiance, sous lequel viennent se ranger aussi bien l’hospitalité chère à Jean Oury – comme nous le rappelait hier Etienne, en guise de préambule – que l’accueil, tel que Jean-Noël nous l’a fait résonner ce matin dans une dimension qui exige bien plus que la seule sympathie. J’y adjoindrais pour ma part deux illustrations supplémentaires entendues dans le déroulement des interventions : d’une part, le retour particulièrement insistant sur l’histoire, introduit d’emblée par Yves Lecomte sous le titre « Miser sur les expériences passées »[1] et tout à fait central dans les propos conclusifs de Marcel Sassolas ; d’autre part, la place réservée à l’accueil des anciens résidents, comme c’est le cas du chœur évoqué par le professeur Ciompi ou le repas mensuel organisé à la Traversière. Avec ces deux derniers exemples, nous avons là une spécificité des communautés thérapeutiques qui nous distingue radicalement d’un service hospitalier, où nul ancien ne vient rendre visite pour donner de ses nouvelles et en prendre des uns et des autres et où, généralement, aucun travailleur ne prend le temps de refaire l’histoire du service depuis sa création. Quant à la dimension plus générale de l’ambiance, il suffit d’être sur place pour réaliser qu’elle est tout à fait autre…


Marc Minnen

Mai 2014


[1] Dans la mesure où la mise d’un pari porte, en principe et à moins que le dit pari ne soit truqué, sur un événement qui n’a pas encore eu lieu, il y avait dès lors une dimension anachronique – équivalent étymologique grec de l’intempestif latin ! – dès le propos introductif de ce colloque.