PERTE DE DEMEURE DU CORPS LIEU OU DU CORPS SOIGNANT

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Introduction.

Nos deux communautés thérapeutiques ont vécu chacune récemment une expérience particulière. La maison du Cerisier a vu en l'espace de deux/trois ans son équipe soignante entièrement renouvelée du fait de deux départs à la retraite, et de deux autres départs qu'on pourrait qualifier d'intempestifs. La maison de la Baïssea vu son lieu de vie complètement changer pendant un an et demi, du fait d'un projet de démolition-reconstruction du bâtiment qui hébergeait la communauté.

Deux expériences de changement vécues différemment par les soignants et les résidents. À la Baïsse c'est la communauté qui déménage, le lieu change temporairement mais les résidents et le groupe soignant demeurent, au Cerisier la demeure ne change pas, les résidents non plus au départ, mais c'est l'équipe qui déménage pourrait-on dire, et ce, non sans effets comme on le verra.

Ces deux expériences nous ont amené à nous questionner sur ce qui est au fondement d'une communauté thérapeutique, est-ce le lieu, les murs ? Est-ce le groupe de résidents ? Est-ce le groupe soignant ? Est-ce un ensemble constitué de ces trois éléments ? Quelle est, où est l'âme d'une communauté thérapeutique ? Dans le changement qu'est-ce qui doit persister qui permet que la communauté persiste ?

Je souhaite mettre ces questions au travail avec vous dans cet atelier, et pour cela je vais vous parler de ces deux aventures communautaires ,je parlerai plus longuement de celle de la maison de la Baïsse, pour l'avoir vécue et traversée avec mes collègues soignants, Evelyne Fargier, infirmière, et Martine Ragon, psychiatre, ainsi que nos résidents et nos stagiaires, je parlerai plus rapidement de celle de la maison du Cerisier, que j’ai vécu de plus loin, mais mes collègues du Cerisier sont présentes avec moi pour en parler.

Pourquoi un déménagement ?

Ouverte en 1979 , la communauté de la Baïsse est la maison historique de Santé Mentale Communauté, monument historique certes mais maison mal foutue, difficile à réaménager et à réadapter aux normes actuelles de qualité, deconfort, et de sécurité qui sont désormais exigées par nos services de tutelle et donc aussi notre directeur, au point que ce dernier évitait de la montrer lors des visites de contrôle et orientait plutôt le regard des contrôleurs vers le Cerisier. Maison de la honte donc mais que nous soignants, regardions avec les yeux de Chimène, la Baïsse on l’aimaittelle qu'elle était, un peu comme une maison de famille.

Il y a aussi, et c'est important, la nécessité pour l'association d'investir un prêt des tutelles dans un de ses lieux résidentiels, et ce avant une date limite précise. Ces deux éléments feront que finalement l’association décidera fin 2011 la démolition de la maison de la Baïsse et sa reconstruction sur le même lieu, ce qui impliquera de trouver un logement temporaire transitoire pendant toute la durée des travaux.

Les préliminaires.

Une fois la décision prise, nous sommes retrouvés,nous soignants, pris sur deux lignes de front. D'une part il nous fallait commencer à concevoir la future maison de la Baïsse avec une architecte programmiste, et d'autre part il nous fallait trouver un lieu temporaire pour vivre pendant la durée des travaux que nous avions estimés grosso modo à environ deux ans. Seulement il n'est pas facile de trouver un lieu avec 7 chambres pour accueillir une communauté de six résidents et deux stagiaires, nous avions en effet décidé de limiter la capacité aux 6 résidents présents à ce moment-là dans la maison. Surtout que les résidents prévenus de ce projet, nous ont bien dit, et à juste raison, qu’ils voulaient rester ensemble. À partir de là nous nous sommes trouvés dans une position assez paradoxale, d'un côté nos rencontres avec l'architecte et le directeur où nous rêvions la future maison et d'un autre côté la date du début des travaux qui approchait, sans qu'aucune solution de relogement satisfaisante ne se concrétise.

L'été 2012 arrivait,et il était impossible pour les résidents d'investir à la rentrée dans des activités sociales ou sportives car nous n'avions aucune certitude sur notre point de chute. A la rentrée nous commencions à être sérieusement inquiets et notre inquiétude se redoublait de celle des résidents. Ainsi à chaque réunion du mardi dans la communauté, Jérôme, porte-parole sans doute de l’inquiétude des résidents, nous demandait si nous avions trouvé quelque chose, taquin ajoutait « çà va être difficile », et nous étions bien en peine pour leur répondre. Des angoisses d'abandon et de morcellement du groupe commençaient à poindre, Guillaume se demandait si nous n'allions pas être obligés de leur trouver des logements individuels ou de disperser le groupe dans de petits appartements. Ces angoisses bien-sûr nous les partagions.

Le temps passant nous avons sans doute aussi été pris dans une communauté de déni. Ça ne se fera pas. Ça n'aura pas lieu. Il nous était alors difficile de nous projeter dans un espace transitoire, d’autant que les architectes étaient venus dans la communauté nous présenter les projets de la future construction.

Et puis il y a eu l'annonce…

Et puis un jour le directeur nous a annoncé qu'il avait enfin trouvé un lieu, deux appartements dans un petit immeuble d’une petite résidence gérée par une association s'occupant de réinsertion sociale par le logement. Nous sommes allés visiter les lieux, un appartement de quatre chambres au premier étage avec petite cuisine et salon, et juste au-dessus un appartement de trois chambres, cuisine- salon, plus une terrasse, le tout à Villeurbanne. Nous n'étions pas emballés mais pressés et faute de mieux nous avons pris, d’autant que le directeur proposait d’y ajouter un petit appartement au rez-de-chaussée pour que les résidents puissent ranger leurs affaires d'hiver et qui pouvaient servir aussi d'espace pour des repas communautaire car pour cela, les cuisines-salon des deux autres appartements étaient plutôt petits.

À la réunion de la communauté du mardi suivant le directeur est venu annoncer aux résidents qu'un lieu avait été trouvé et que le déménagement aurait lieu trois semaines plus tard. Lors de cette réunion le groupe a semblé à la fois soulagé et angoissé du fait que les choses se précipitaient tout à coup. Maxime, sujet à des « troubles psychotiques » comme il dit, qui lui viennent quand il est contrarié, perturbé ou angoissé, se fait le porte-parole de l'inquiétude groupale et demande comment va se passer le déménagement, qui va faire les cartons, qui va transporter les affaires. Maxime s'inquiète aussi que toutes les affaires de chacun arrivent à bon port, que rien ne se perde en chemin, que rien ne soit cassé, et surtout dit-il, s’il a ses « troubles psychotiques » pendant le déménagement où trouver une solution de repli puisqu' à ce moment-là, pendant le transfert, il n'y aura plus de domicile !

Après le départ du directeur, avec le médecin de la Maison qui avait tenu à être présente, nous restons un moment avec eux, inquiets des effets de l'annonce. Dans la discussion qui suivit, Fabien à un moment s’est mis à parler de la prédiction de fin du monde liée au calendrier maya, sujet très à la mode alors dans les médias…

Les résidents avaient demandé à visiter les lieux, ce que nous avons organisé très rapidement avec eux et avec les stagiaires. Après la visite l'excitation maniaque semblait avoir gagné tout le monde, tous semblaient ravis. Une réponse correcte leur avait été apportée, les appartements venaient d'être refaits à neuf et ne portaient trace d'aucun habitant antérieur, l'attrait du neuf et de la nouveauté emportait leur enthousiasme.

C'est alors que survinrent les premières interrogations. Lors de la réunion du mardi suivant, Fabien a posé la question de la division du groupe, de sa répartition dans les deux appartements. Ils en avaient parlé entre eux dit Guillaume et ils avaient décidé qu'en bas il y aurait les garçons, car les WC et salle de bains étaient communs, et en haut il y aurait les filles, Julie et une résidente à venir, car les WC et salles de bains étaient dans les chambres. Les filles et aussi Étienne, le doyen, présent dans la maison depuis une douzaine d'années, que les autres considèrent un peu comme l’élément étrange de la maison et qui de toute façon à un projet de départ dans l'année pour un appartement individuel. Étienne était d'accord, cet arrangement lui convenait. Ma collègue et moi avons validé leur projet, et avons essayé d'imaginer cette nouvelle configuration, en bas la garçonnière, dans quel état d'ici peu, en haut le couple improbable Étienne et Julie et une chambre vide, celle qui aurait dû être attribuée aux stagiaires mais que nous avions décidé de réserver à une future résidente femme pour que Julie ne soit pas la seule femme du groupe.

Ne pas attribuer de chambres aux stagiaires pendant cette période de transition nous faisait déroger au cadre de la communauté, cadre où les stagiaires ont une place et une fonction importante, dans un espace d’entre-deux entre les résidents et l'équipe soignante. Cela n'a pas été sans conséquence comme on le verra.

L'installation.

Évelyne, ma collègue infirmière, se rendra très présente et disponible pour accompagner les résidents lors du déménagement. Elle les aidera à trier leurs affaires, à préparer leurs cartons, et participera avec sa voiture au transport des résidents et de quelques objets, comme la télévision.

Noémie, une des deux stagiaires, nous racontera plus tard que le soir du déménagement, se rendant dans les nouveaux locaux, elle a été surprise de constater que les garçons du premier étage avaient presque fini de déballer tous leurs cartons et de s'installer, comme si rien ne s'était passé, pensa-t-elle. Elle leur avait demandé comment s'était déroulée la journée et ils lui ont parlé des quelques affaires qui leur restaient à ranger. Elle a eu l'impression que c'était comme si le déménagement n'avait pas eu lieu, qu'ils ne laissaient rien derrière eux.

Ça passe maisça casse :une stagiaire « s’effondre ».

Très rapidement, après l'annonce du déménagement imminentfaite par le directeur et la visite des appartements, Annie, la deuxième stagiaire, présente dans la maison depuis à peine un mois, commence à se montrer très inquiète. Elle m’appelle souvent au téléphone, demande à me rencontrer, elle ne se sent pas en sécurité, elle est très angoissée, elle pense sans cesse aux résidents, se plaint de ne plus pouvoir penser à ces études et à son installation sur Lyon. Elle se demande si elle va pouvoir tenir le coup tout en affirmant vouloir à tout prix poursuivre son stage. Son angoisse et son mal-être prennent une telle ampleur que pour son bien, celui de la communauté, et malgré elle, je décide de mettre fin à son stage, a son grand soulagement, finalement.

Ainsi tout se passait apparemment bien dans ce déménagement, sans problème, sans conflictualité, sauf que Annie, prise dans les liens de proximité avec les patients, s'effondre. Certes Annie était sans doute elle-même dans un état de fragilité (elle-même venait de déménager), mais c'est vraisemblablement pour cela que les angoisses catastrophiques, le mortifère, ont été projeté sur elle et qu’elle s'en soit fait le réceptacle sans que notre aide et notre soutien aient pu lui permettre de traverser cette épreuve. Sur l'autel du déménagement il y a bien eu un sacrifice, Annie, porteuse de l'angoisse du groupe des résidents mais aussi sûrement du groupe soignant, porteuse de ce qui n’avait pu être élaboré. Noémie elle a tenu bon, mais le clivage avait fait son œuvre. Noémie restera seule stagiaire pendant un bon mois avant que je puisse trouver quelqu’un pour remplacer Annie.

L'appropriation des lieux.

Peu à peu les résidents s'approprient les lieux, ce nouvel espace, cette communauté éclatée en trois lieux, deux lieux de vie et un lieu de dépôt, le rez-de-chaussée. Ils se l'approprient bien plus vite que nous les soignants qui avons l'impression de ne pas y retrouver nos petits, pourrait-on dire, ni d’y avoir notre place. La configuration en appartements et le fait il n'y ait pas de chambres pour les stagiaires semblait donner aux résidentsl'illusion qu'ils étaient dans une vraie collocation, hors soins institutionnels. (Idéalisation mouvement maniaque…). L'ambiguïté ne fonctionnait plus, la communauté thérapeutique basculait du côté du lieu de vie…

Lorsque s’est posé la question de savoir où se tiendrait la réunion de régulation hebdomadaire du mardi, ils nous ont proposé qu'elle ait lieu dans l'appartement vide du rez-de-chaussée car c'était plus pratique, il y avait plus d'espace, une grande table. Nous l'avons vécu comme une mise à l'écart, comme si les résidents ne souhaitaient pas que nous puissions avoir un regard sur leur lieu de vie. Nous avons malgré tout maintenu le cadre, et imposé que la réunion ait lieu alternativement au premier étage et au deuxième étage, ce qui nous permettait de garder un œil, une attention sur l'état des deux appartements, état physique mais aussi psychique, et aussi de maintenir, malgré la bipartition, une dimension communautaire par les mouvements d'aller et retour que cela impliquait chaque semaine entre les deux appartements.

En effet très vite nous nous sommes rendu comptes, à l'occasion des entretiens individuels que nous avions chaque mois avec chaque résident ou lors de nos rencontres mensuelles avec les stagiaires, que certains résidents du bas ne montaient jamais en haut et vice versa. Pourtant nous avions tenté d'éviter cela et de favoriser les échanges. Ainsi nous avions décidé en accord avec eux d'installer la télévision au deuxième étage et l'ordinateur et Internet au premier étage. Mais Guillaume qui s'était arrêté de fumer à l'occasion du déménagement, n'avait pas de raison de monter au deuxième où se trouvait la terrasse fumeurs et de fait ne voyait pratiquement jamais Julie et Étienne. Quant à Julie, coincé devant la télé, elle ne descendait jamais au premier. « En haut ce n’était pas chez moi » dira plus tard Guillaume et « pour Julie en bas ce n’était pas chez elle ». De plus pour aller d'un appartement à l'autre il leur fallait sortir et prendre le risque de croiser des voisins dans les escaliers. Quant à Fabien qui recherchait toujours le contact et la relation avec les autres, il montait souvent au deuxième où la télé et la terrasse rassemblaient les fumeurs, mais ne fumant pas lui-même et ne supportant pas la fumée, il redescendait très vite au premier.

Deux espaces très différenciés prenaient forme, en haut, terrasse fumeurs et minuscule salon télé rassemblaient, agglutinaient plutôt quotidiennement tout le monde, ou presque, Étienne bien que chez lui en quelque sorte au deuxième étage restant dans sa distance habituelle,et Guillaume et Grégoire montant ponctuellement au rythme de leur besoin de chaleur humaine. Maxime quant à lui, dans son besoin d’être partout, s'était quasiment installé au deuxième tout en gardant bien sûr sa chambre au premier.

Par contre en bas c'était quasiment le désert, et lorsque les stagiaires, que nous avions rendus en quelque sorte SDF dans la maison, tentaient une descente au premier pour y rencontrer ceux qui y vivaient, elles ne trouvaient personne et remontaient très vite au deuxième où persistait un peu de vie par la présence de Julie et Maxime fixés devant la télévision. Julie et Maxime qui se sont mis à passer leurs journées et leurs soirées installés sur le canapé à téter la télévision dans un mouvement régressif qui nous désespérait, mais parlait sans doute de leur vécu d'isolement et d'abandon. À tout prendre la stimulation ou la saturation par les images valaient mieux que rien.

Le retour des rituels.

Le changement et l'arrivée de nouvelles stagiaires n'ayant pas connu l'ancienne maison ni vécu le déménagement dans ses aspect maniaques et dépressifs, apportera une nouvelle dynamique dans le groupe. Peu à peu une envie de repas commun se faisait à nouveau jour et s'organisait. Longtemps les repas communs avaient été délaissés car il n'y avait pas de grande cuisinière, pas de four, dans chaque appartement une mini cuisine avec un micro-ondes et une table pour quatre personnes. Il fallait les faire au rez-de-chaussée dans l'appartement vide, inhabité, pas évident... Mais les stagiaires ont tenu bon et le plaisir de se retrouver à nouveau ensemble a refait surface. L'arrivée des beaux jours du printemps-été 2013, ainsi que l'installation d'une grande table sur la terrasse, favoriseront ces moments de convivialité qui avaient un peu disparus. Résidents et stagiaires ont ritualisé ces repas communs qui avaient lieu tous les 15 jours pour que ça ne revient pas trop cher. Peu à peu par ces repas communs et par la fête des anniversaires des résidents et des stagiaires, la communauté a repris forme.

« Et on se casse à Palavas » : la Baïsse au camping de la plage.

C'est aussi à peu près à cette époque que sous l'impulsion de Maxime un projet inattendu a vu le jour dans la maison : aller passer une semaine en juin au camping de Palavas, au bord de la Méditerranée près de Montpellier. Maxime, avec ses « troubles psychotiques » était le dernier que nous aurions imaginé organiser cette aventure. Pourtant il a été très moteur dans ce projet, Julie et Fabien s'y associeront, Guillaume sollicité déclinera la proposition, Jérôme comme souvent avait d'autres projets avec ses amis ou en famille, quant à Étienne, comme souvent, il était mis à l'écart, mais comme il devait se préparer à partir de la maison dans quelques semaines cela lui convenait bien. Des amis de la communauté Angèle et Alain ont été associés au projet.

Leurs préparatifs de cette semaine au camping, réservation d'un mobilehome pour cinq, des billets train, repérage du terrain, des magasins d’alimentation, etc. seront un sujet de discussion très présent pendant plusieurs mois lors des réunions du mardi et des entretiens individuels. Bien qu'un peu inquiets mais intéressés, nous avons soutenu ce projet, et ils le mèneront à terme, passerons des vacances très agréables et nous épaterons. Est-ce le déménagement qui avait fait expérience et qui leur aura permis de se rendre compte qu'il leur était possible de changer quelque chose à leurs rythmes, à leurs habitudes, de changer de lieu ? Ou bien était-ce une manière de renverser la situation puisque la Baïsse était devenue une « mobile home », mais cette fois-ci c'était eux qui maitrisaient et préparaient le changement, le déplacement, le déménagement ? Toujours est-il que pendant cette semaine-là, la maison était bien vide et nous nous sentions un peu abandonnés.

D'autres changements en vue.

Pendant l'été qui a suivi le camping, deux résidents ont quitté la communauté, Étienne, qui après 12 ans de présence, une exception, soutenu par des collègues de l'association Orloges, prenait enfin son envol et partait s'installer seul dans un appartement au centre de Villeurbanne, tout près du siège de l'association où il nous rencontrait régulièrement, et Jérôme, présent dans la maison depuis un peu plus de deux ans, qui partait poursuivre des études en Allemagne par le dispositif Érasmus.

À la rentrée 2013 la maison semblait plus vide,nous avions peu de candidatures pour remplacer les partants et aux quelques candidats que nous rencontrions, nous avions bien du mal à vendre le projet d'une communauté répartie sur trois appartements pour un temps limité avant un nouveau déménagement. À ce moment-là les résidents nous demandaient sans cesse si nous avions des demandes, si quelqu’un allait venir… Nos stagiaires ont terminé leur stage et deux nouvelles stagiaires sont venues prendre la suite .

Comme nous avions désormais de nouvelles chambres libres, une au premier, et une au deuxième, et comme nous avions constaté combien il était difficile pour les stagiaires de trouver leur place et leur fonction (ambiguë de co-résident et co-soignant) dans cette maison dédoublée sans disposer d'une chambre, nous avons décidé de leur en attribuer, ou plutôt de leur en restituer officiellement une au deuxième étage, celle qui était restée vide et en attente depuis notre emménagement.

C'est à cette occasion que nous nous sommes aperçus de comment Maxime s'était infiltré partout dans les deux appartements. Dormant au premier étage, il squattait au deuxième, la télé ; où il décidait avec Julie des programmes ; la chambre vide où il avait entreposé des cartons ; le frigo, où il avait rangé sa nourriture dans l'espace réservé aux stagiaires, que ceux-ci d'ailleurs n’utilisaient plus ; plus quelques placards où ne manquaient pas de traîner des objets lui appartenant. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur il a accepté de rapatrier au premier et au rez-de-chaussée ces morceaux de lui dispersés partout. Finalement pendant cette période où la communauté était éclatée en trois lieux, si quelqu'un faisait le lien, c'était bien Maxime.

À partir du moment où les stagiaires ont disposé d'une chambre, d'un espace qui leur était propre dans la maison, et qu'après un temps d'apprivoisement elles se sont autorisée à dormir chacune alternativement une nuit par semaine dans la maison, elles ont pu investir la maison et les résidents d'une autre manière et se vivre moins comme des touristes de passage. Quelques petits déjeuners pris en commun, avec la même tête de mal réveillée à table, ont beaucoup fait pour qu'elles soient considérées à nouveau comme des membres de la communauté à part entière.

Retrouvant leur place et leurs fonctions dans le cadre thérapeutique de la Baïsse, elles ont aussi retrouvé une légitimité à prendre la parole et des initiatives, concernant par exemple l'état de la maison, le ménage, etc. C'est à ce moment-là que la question des « tours de ménage » est revenue sur le devant de la scène. Jusque-là les « tours de ménage » avaient disparus, les résidents ayant décrété à leur arrivée que les appartements étant petits, les « tours de ménage » institués dans l'ancienne maison n'étaient plus nécessaires, ils arriveraient à s'organiser sans cela. Nous avions accepté pour ne pas heurter leur sensibilité, les laissant expérimenter leur volonté nouvelle d'organisation autonome, tout en restant attentifs. Lors d'une réunion du mardi ils ont d’eux-mêmes proposé de remettre en place des « tours de ménage », principalement au deuxième étage, l’espace le plus collectif.

Situation actuelle.

Deux nouvelles personnes sont rentrées récemment dans la communauté. D'abord Alice qui s'est installée au deuxième, ce qui fait que maintenant cet appartement est réellement, avec les deux stagiaires, un appartement de filles, puis très récemment Jonathan qui s'est installé au premier étage avec les garçons. L'arrivée d'Alice a été très intéressante pour nous les soignants. Dans sa volonté, certes un peu maniaque, de dynamiser la maison,ses propositions de sorties, d’activités, ont bousculé les habitudes installées même si elles ont rencontré peu d'écho. Alice était un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine mais elle nous a permis de nous rendre compte de combien les résidents rescapés du déménagement s'étaient installés dans une sorte de confort de vie, un immobilisme dont nous n'avions plus conscience, dans lequel nous étions pris nous-mêmes sans doute.

Retour vers le futur.

Actuellement la communauté est à nouveau toute entière mobilisée par un autre déménagement, en effet la semaine prochaine nous quittons les appartements où nous avons passé un an et demi pour intégrer la nouvelle Baïsse, une maison flambant neuve disposant de neuf chambres et de vastes espaces communs, où nous allons pouvoir retrouver une vie communautaire telle que nous l'avions connu. Cette maison neuve il va falloir l'habiter, se l'approprier, c'est-à-dire lui donner une âme. Mais qu'est-ce que l’âme d'une communauté thérapeutique ?

C'est à ce moment que je me propose d’évoquer l'expérience de la communauté du Cerisier.

Dans la communauté du Cerisier, en très peu d’années l'équipe soignante a été entièrement renouvelée, et ce renouvellement ne s'est pas fait sans douleurs ni traumatismes.

Cela a commencé par le départ de l’un des correspondants, un des piliers de l’équipe soignante, départ naturel et préparé puisqu'il partait à la retraite. La succession a cependant été assez difficile, d’autant que quelques mois après le médecin de la communauté, qui était présent depuis la création, quittait égalementet soudainement l'association et la communauté, départ très traumatique pour les soignants, les stagiaires et aussi bien sûr pour les résidents, une résidente très attachée au médecin, se faisant hospitaliser.

Dans ce moment de faillite du cadre, les deux correspondants, ont alors pris la décision de ne plus accueillir de nouveaux résidents tant que l'équipe soignante ne retrouvait pas une certaine stabilité, et la vie de la maison s'est alors en quelque sorte arrêtée.

Quelques mois plus tard un nouveau médecin de l'association a accepté de prendre la responsabilité médicale de la communauté, l’équipe a retrouvé un peu de stabilité, mais cette stabilité sera à nouveau bousculée par un nouveau départ à la retraite de l’autre soignante qui était correspondante de la maison depuis sa création, le troisième pilier !.

Avec l’arrivée d’une autre collègue, une nouvelle équipe soignantes’est reconstituée, mais tous avaient peu d'expérience de la clinique des communautés thérapeutiques.

En effet, du fait du départ soudain du médecin précédent et de la difficulté à stabiliser un groupe soignant, la transmission avait été empêchée ou n'avait pas pu se faire, la nouvelle équipe était un peu perdue, elle ne disposait pas encore des outils théorico-pratiques nécessaires à l'exercice de son travail.

Dans ce moment critique l'équipe a tâtonné à propos des indications de séjour et les nouveaux résidents qui ont été accueillis dans la maison ne sont pas restés très longtemps ou même se sont fait hospitaliser juste avant leur entrée. L'équipe a eu l'impression que la maison se vidait tandis que le directeur faisait pression pour que la maison se remplisse.Défensivement les choses se sont rigidifiées ce qui a eu pour conséquence une fétichisation du cadre thérapeutique, qui venait barrer tout mouvement de vie dans la maison mais aussi dans l’équipe.

La communauté du Cerisier a donné alors l'impression d'être à l’abandon, déshabitée par ses soignants et désertée par ses résidents. C’est à ce moment-là que les stagiaires et les résidents ont fait revenir dans la maison d'anciens stagiaires, dans la quête sans doute de pouvoir s’appuyer sur quelque chose qui fasse permanence et continuité.

Actuellement, et malgré le départ d’un autre soignant, l’équipe a retrouvé un certain équilibre et une tranquillité d’esprit. Un corps soignant,une nouvelle peau d’équipe se reconstituent,permettant à la communauté de retrouver une enveloppe contenante.

Voilà trop vite résumé sans doute, ce que mes collègues du Cerisier pourront mieux que moi développer dans la discussion. Notons seulement qu’au Cerisier si la maison est restée à demeure, çà déménageait pas mal dans le groupe soignant, avec des conséquences sur l’investissement que pouvaient faire résidents et stagiaires, de la maison.

Conclusion.

Alors quelle leçon tirer de ces deux expériences ? Tout d'abord sans doute qu'une communauté thérapeutique pour patients psychotiques ce n'est pas simplement une maison, un lieu pour habiter, aussi beau, neuf et répondant aux normes de qualité soit-il, mais aussi et surtout un habitat psychique c'est-à-dire un lieu où s'exercent les fonctions de contenance, d'accueil et d'hospitalité, et ce lieu c'est fondamentalement la psyché du groupe soignant, donc un lieu habité par de l’humain, un lieu d'humanisation potentielle. Cela, tous les enfants le savent, qui dessinent une maison avec la forme d’un visage.

Ce lieu est fragile, vulnérable, comme nous avons pu le voir pour la communauté du Cerisier, et il a lui-même besoin, comme le préconisait Jean OURY, d'être porté, soigné par l'enveloppe institutionnelle. À l'inverse j’ai tenté de montrer comment une communauté même divisée en trois lieux a pu demeurer thérapeutique grâce à la présence et l’investissement de son groupe soignant.

L'expérience du déménagement de la Baïsse m'a fait imaginer le corps soignant sous une forme inédite. Il y a d'abord les stagiaires, en première ligne, acteurs de proximité et donc réceptacles des mouvements psychiques externalisés des résidents. On pourrait dire que lorsqu’Annie la stagiaire se met à aller mal, elle est en quelque sorte le fusible du dispositif soignant qui signale un excès de tension individuelle, groupale, non repérée dans la communauté, à charge pour l'équipe des correspondants, en amont, moins engagée dans des liens de proximité,de contenir et permettre l'élaborationde cet excès de tension, les correspondants étant eux-mêmes assurés en amont par le médecin de la communauté qui intervient en position tierce.

Mais ce dispositif du corps soignant à trois enveloppespeut faire penser aussi au tableau de la « Sainte Anne » peint par Léonard de Vinci, et discuté par Freud et Lacan. Pour rappel dans ce tableau on y voit l'enfant Jésus , pris, tenu ou retenu, par le regard de Marie, sa mère, elle-même, ou bien elle et l’enfant, portés par le regard d’Anne, la grand-mère maternelle. Mais l’image est saturée de maternel et à la place d’Anne, je verrai plutôt une figure de père en position tierce permettant qu’entre la mère et l’enfant il y ait une ouverture, un espace potentiel de jeu.

Dans nos communautés thérapeutiques ces trois figures ou fonctions pourraient être représentées comme suit : le résident et le stagiaire-résident, l’ambigu mi-résident, mi-soignant, en place de l’enfant ; le couple de correspondants, plus les stagiaires ambigus, en place de mère, mais déjà avec la nécessité que l’un des deux correspondant puisse tenir une position, une parole différenciée, faire tiers ; et enfin le médecin et l’institution en place eux aussi de tiers.

Quoi qu'il en soit de la pertinence de ces métaphores, une chose est sûre, et l’expérience traversée par nos deux communautés nous l'a démontré. L’âme d'une communauté qui se veut thérapeutique c'est son corps soignant, un corps tissé de liens de confiance, de respect et d'estime mutuels, où chacun est en capacité d’accompagner et de soutenir l'autre dans l'épreuve du transfert. C'est la condition de base pour que le groupe soignant soit le lieu d’hospitalité où le résident accepte de venir loger son intimité psychique et son étrangeté.

Actuellement à la Baïsse, il y a une demande des résidents pour que les plantes culinaires et d'agrément que Fabien avait fait pousser sur la terrasse, plantes dont finalement tout le groupe s'est mis à prendre soin, ne soient pas abandonnées à leur sort, l’assèchement et la mort, mais soient rapatriées dans la nouvelle maison et continuent à vivre.

Représentant le soin, ces plantes représentent aussi l'âme de la maison, elles sont en quelque sorte les Mânes de la maison, ces divinités domestiques des Romains qui figuraient l’âme des morts et qu'il fallait honorer pour ne pas s’attirer leur colère. Dans ce moment où nous quittons nos pénates pour en regagner d'autres, où il est question de mort et de renaissance, il est bien besoin que nous prenions grand soin de nos dieux Lares et les emportions avec nous dans notre déménagement.