Devenir des Communautés Thérapeutiques dans le paysage psychiatrique de demain

Marcel Sassolas

 

Les CT ont peu de chances de servir de modèle.

 

Essayons d’imaginer le devenir des Communautés Thérapeutiques dans le paysage psychiatrique de demain. Pour plusieurs raisons il est peu probable qu’elles y fassent figure de modèle. Entre autres définitions, on peut dire des CT qu’elles sont des lieux de petite taille où on peut prendre le temps de vivre et de se soigner psychiquement.

 

Or la médicalisation outrancière des soins en psychiatrie, de plus en plus souvent réduits à la prescription de médicaments ou de programmescourts, nécessite des lieux où les patient passent sans s’attarder, le temps d’éponger leurs symptômes. Quant à ceux qui ont besoin de structures résidentielles, les exigences managériales de rationalisation des coûts conduisent à leur proposer des institutions de plus grande taille que les CT, conçues pour suppléer à leurs handicaps plutôt que pour stimuler leurs capacités, fonctionnant donc sous le signe de la sécurité et du moindre risque. Il y a donc peu de chances que les CT, ces petites structures implantées dans la cité et ne fonctionnant pas sur les mêmes critères que les institutions médicales, soient prises comme  modèles par la psychiatrie de demain. Elles resteront donc sans doute très minoritaires.

 

Sont-elles alors condamnées au statut de village gaulois ? Cette question est d’autant plus intéressante que la réponse dépend pour beaucoup de notre propre attitude devant l’évolution actuelle de la psychiatrie. En effet  beaucoup d’arguments permettent de penser que par leur seule existence elles constituent un ferment de changement des pratiques .psychiatriques, en apportant l’exemple d’une autre manière de concevoir le  soin institutionnel.

 

La place des institutions en psychiatrie

 

La question des institutions est primordiale en psychiatrie. Les patients ayant recours à elles sont essentiellement ceux qui souffrent de troubles psychotiques ou de carences narcissiques graves. Les symptômes qui les accablent sont très divers, mais au delà des particularités de chacun, il est possible de repérer un point qui leur est commun : une relation très particulière à la réalité, sur laquelle je me propose de revenir bientôt.

 

Dans une perspective médicale classique, le rôle des institutions est pour les unes de favoriser l’extinction des symptômes par la mise en oeuvre de traitements spécifiques, pour les autres de suppléer aux carences psychiques et sociales de ceux qui s’adressent à elles.

 

Dans une perspective psychodynamique, l’existence et le rôle des institutions ne se justifient pas dans les mêmes termes : elles sont là pour soutenir les capacités des patients, et assouplir les processus défensifs qui les ont mises à mal. Les CT peuvent être définies et décrites par rapport à ce double objectif, et il devrait en être de même pour  les diverses  structures qui constituent le paysage de la psychiatrie d’aujourd’hui et de demain.

 

Des capacités défaillantes à soutenir.

 

Il n’est donc pas superflu de nous attarder dès à présent sur ces capacités défaillantes des patients qu’il s’agit de soutenir, avec le projet de revenir ultérieurement sur ces processus défensifs qu’il s’agit d’assouplir. Pour l’essentiel les capacités en question sont celles qui  concernent d’une part les relations du patient avec la réalité extérieure, d’autre part sa relation avec une autre réalité, intérieure celle-ci : sa vie psychique. Le fait d’exister ne va pas de soi pour ces patients : exister comme être séparé, distinct du monde qui les entoure et de ceux qui le peuplent. Cette distinction entre soi et le reste du monde est au cœur de leur problématique psychique. L’ objectif de toute démarche thérapeutique est donc de les aider à se constituer comme être humain séparé, capable d’affronter tout à la fois la réalité subjective de sa propre existence et la réalité objective de sa présence au monde – tout en tenant  compte des souffrances et des nuisances nées de cet affrontement.

 

Deux démarches thérapeutiques.

 

Sans trop schématiser, il est possible de distinguer deux sortes de démarches thérapeutiques : celles qui centrent leur intérêt sur la réalité subjective du patient en laissant de coté la réalité objective de sa vie (c’est le cas des psychothérapies de tous poils, dont l’archétype est la psychanalyse) et celles qui centrent leurs efforts sur l’insertion du patient dans la réalité, sans se soucier de sa vie psychique (on peut décliner là toutes les formes de la réhabilitation). L’originalité des CT est de proposer une démarche soignante dans laquelle sont prises en compte les défaillances du patient dans ces deux domaines : celui de la réalité objective du monde dans lequel il vit et celui de la réalité subjective de sa vie psychique. En effet dans les CT le patient est confronté à une double tache : d’une part investir une réalité concrète, en maîtriser l’agencement et y trouver sa place, d’autre part la partager avec d’autres êtres humains, ce qui suppose affronter les stimulations psychiques nées de cette situation de partage.

 

 Je me propose d’envisager  successivement ces deux aspects, dans l’espoir de pouvoir dégager ce qui dans le fonctionnement institutionnel des CT mérite d’ être pris comme modèle par d’autres dispositifs soignants.

 

 

I – Un territoire à investir.

 

 

Un troisième  territoire

 

Les lieux de soin psychiatriques sont, dans l’ordre chronologique de leur apparition, l’hôpital psychiatrique descendant du vieil asile, les CMP, puis leurs diverses déclinaisons (hôpital de jour - CATcTP - foyers - appartements). Ces lieux sont les uns à l’intérieur de l’hopital, les autres dans la cité. Quelles que soient leurs différences et leurs particularités, ils font tous partie du territoire de la psychiatrie, dont les gestionnaires sont les soignants, et les utilisateurs les patients.

En face de ce territoire psychiatrique, il y a le territoire des patients, essentiellement leur domicile et les lieux qu’ils ont investis.

Les CT dès leur origine n’ont appartenu à aucun  de ces deux territoires, elles ont constitué la première pièce d’un troisième territoire, celui des structures intermédiaires. Ainsi les CT de Villeurbanne sont nés dans les années 1970 d’un projet commun porté par les participants d’un groupe thérapeutique et les thérapeutes de ce groupe. Les péripéties[1] de la création de la première d’entre elles, la Maison de la Baïsse ont été riches d’enseignement et ont mis en évidence  quelques particularités essentielles de ce nouveau territoire de soin.

 

Particularités de ce territoire là.

 

1 : il est l’objet de la part de ses utilisateurs d’un fort investissement

2 : cet investissement est de nature narcissique.

3 : la réalité  matérielle de ce territoire investi stimule leurs capacités (ou leurs potentialités) créatrices.

4 : il est vécu comme une  co-propriété subjective : chacun des deux groupes humains s’y sent chez soi.

5 : cette situation de partage stimule les affects de ses utilisateurs.

 

La question essentielle de l’investissement du cadre de soins.

 

Le non investissement du cadre soignant par les patients est un des principaux obstacles rencontrés dans ce type de prise en charge, soit sous la forme d’un refus ou d’un désintérêt exprimés ou agis, soit sous la forme plus subtile de la passivité, volontiers mise sur le compte de la pathologie. Les patients sont ce qu’ils sont, ne leur demandons pas de changer avant même d’avoir participé au soin qui leur est proposé. C’est donc aux soignants d’adapter leur réponse aux particularités du fonctionnement mental de leurs interlocuteurs.

 

Or quelle est la particularité du mode d’investissement psychotique ? c’est d’être de nature narcissique exclusive. Ou bien l’objet extérieur est investi comme une partie de soi, ou il n’est pas investi du tout. Pour que cet objet puisse être investi, il est donc nécessaire d’une part que le patient puisse peu ou prou se reconnaître en lui, et d’autre part que cet objet accepte d’être investi sur ce mode là.

 

Le modèle médical n’a aucune de ces deux particularités. Il s’appuie même sur leur contraire ; les rôles de chacun des protagonistes (soignants et patients) sont définis par leur différence même, et la mise en œuvre du traitement nécessite qu’ils le soient. Ces différences sont affirmées dans les détails du cadre matériel, dans les prérogatives des soignants qui seuls disposent du pouvoir décisionnel. Sa devise pourrait  être : chacun a sa place et le traitement sera assuré. Sa nature même fait obstacle à l’investissement narcissique, qui nécessite d’une part un cadre matériel familier dans lequel chacun peut se reconnaitre,  proche  de la vie ordinaire (comme une maison et les activités de la vie quotidienne qui s’y déroulent) et d’autre part un cadre relationnel dans lequel l’accent est mis sur les points communs entre les protagonistes plutôt que sur ce qui les différencie ou même les oppose.

 

Mais le fait que les CT soient plus facilement l’objet de l’investissement des patients que les structures psychiatriques classiques ne signifient pas que cet investissement soit acquis définitivement et ne court pas le risque d’être remis en cause. Il n’est donc pas inutile de connaître les formes particulières que peut prendre ce péril du désinvestissement, manifesté par le retrait psychique  d’un des deux groupes humainsqui la constituent (celui des patients et celui des soignants).

 

Premier risque : le retrait psychique du groupe soignant.

 

Il menace surtout les premiers mois de vie de la CT, dans cette période cruciale où elle passe de l’état de fantasme puis de projet porté par les deux groupes fondateurs, à celui de réalité à partager. A se disputer plutôt. C’est alors que s’exacerbent les phénomènes d’envie et de possessivité dont l’institution nouvellement mise au monde est l’objet de la part de tous. C’est alors que les soignants ont à exercer à plein leur rôle de défenseur du projet, donc de l’institution, c’est à dire à assumer leur différence. Or c’est aussi la période où il leur est le plus difficile de le faire, car ils fonctionnent encore sur le déni de cette différence qui leur a permis jusqu’ici de faire l’économie du conflit inévitable avec le groupe des patients. Bien des projets de CT ont fait naufrage dès cette période initiale en raison d’ une telle inhibition défensive du groupe soignant à utiliser ses capacités à gérer les conflits. Il n’est pas inutile de connaître les difficultés de cette phase initiale, qui peut mettre en péril tout projet dont sont partie prenante les patients au même titre que les soignants. Le meilleur antidote à ce risque d’échec est la reconnaissance (et non le déni) de la souffrance suscitée chez les patients par l’existence en eux d’une défaillance psychique dont les soignants sont indemnes.

 

S’attarder un instant sur cet aspect de la question n’est pas superflu. Tous ceux qui ont innové dans ce domaine ont du l’affronter, aussi bien les antipsychiatres anglais que les promoteurs de la psychiatrie sociale italienne. Le plus connu de ces derniers est évidemment Basaglia, dont le militantisme a réussi, il y a plus de trente ans, à bousculer la psychiatrie de son pays jusqu’à la faire renoncer à ses hôpitaux psychiatriques. A partir d’une critique marxiste de l’univers asilaire, Basaglia voyait dans la violence des patients internés l’expression légitime de leur colère contre l’oppression psychiatrique dont ils étaient victimes dans le vieil asile. Sous son impulsion l’asile de Gorizia se transforma peu à peu en communauté thérapeutique, et cependant il dut bientôt constater que cette transformation  n’avait éteint ni l’agressivité des patients, ni leurs revendications. Ce qui l’amena à écrire en 1968 : « Un patient qui de façon intuitive avait compris la situation m’a dit : vous pouvez aussi nous faire l’hôpital en or, nous resterons à jamais des ennemis : vous êtes celui qui est bien portant, moi celui qui est malade 2».

 

De ces deux êtres humains, l’un souffre et l’autre pas. Ce qui les différencie est là, et seulement là. Mais la conclusion est sans équivoque : quel que soit l’agencement relationnel ou matériel de cette relation soignant soigné, elle est construite sur cette différence-là, qui est source d’affects de colère, de révolte, d’envie (« nous resterons à jamais des ennemis »). Elle est donc intrinsèquement conflictuelle.

 

Deuxième risque : le retrait psychique du groupe des patients.   

 

Il menace toute institution tout au long de son existence. L’attribuer à la pathologie n’a aucun intérêt, comprendre ce qui risque de l’induire est plus productif. La nature narcissique de l’investissement de la CT comme partie d’eux-mêmes explique que celui-ci soit intense mais en même temps fragile. Il  a besoin de ne pas se heurter de façon brutale ou répétée à des messages institutionnels pouvant susciter un vécu d’impuissance, d’incompréhension ou d’inutilité. Le fonctionnement institutionnel lacunaire dans lequel les initiatives du patient sont non seulement bienvenues mais aussi nécessaires à la bonne marche de la maison favorise le maintien de cet investissement.

 

Celui-ci peut cependant être parfois gelé après une déception, une incompréhension, le désaveu d’une initiative. L’apparition d’une position de retrait d’un ou plusieurs patients justifie toujours d’interroger les péripéties récentes du fonctionnement institutionnel : la reconnaissance de la blessure narcissique (personnelle ou groupale) à l’origine du retrait s’avère être  une stratégie plus efficace que le recours aux stimulations verbales ou médicamenteuses.

 

  Bien entendu le refuge dans la répétition et le désintérêt peut être une réponse agie à trop de stimuli venus de la vie institutionnelle. Ce qui suppose de la part des soignants engagés dans ce travail institutionnel une vigilance incessante envers la micro-clinique de l’institution : la double attention d’une part aux petits évènements de la réalité quotidienne et d’autre part aux réactions insolites ou apparemment immotivées de ceux qui les ont vécues dans  une apparente indifférence permet souvent de donner un sens à ce qui semblait n’être qu’un symptôme. Il est donc essentiel de rester vigilant sur la dérive routinière qui guette toute institution

 

 

II – Un territoire à partager.

 

 

Réalité psychique et réalité matérielle

 

Le territoire à partager  est celui de la CT, lieu de vie  des patients. Les actes essentiels de la vie quotidienne  (habiter – manger- dormir) renvoient pour chacun d’entre nous aux vécus primordiaux de l’enfance. Ils véhiculent donc beaucoup d’affects, ils sont associés à beaucoup de souvenirs (conscients ou pas), ils sont en communication directe avec une mémoire archaïque non mentalisée, celle du corps et des actes. Or les actes sont soit exclus du champ du soin psychique (dans toutes les formes de psychothérapie inspirées de la psychanalyse), soit acceptés mais réduits à leur seule dimension opératoire (dans toutes les formes de thérapie comportementaliste ou cognitiviste). Dans un cas comme dans l’autre, leur dimension langagière (de message, de

Communication) n’est pas prise en compte, et ce qu’ils véhiculent de la vie psychique du sujet est négligé.

 

Or chez les personnes souffrant de troubles psychotiques, celle-ci s’exprime plus volontiers à travers les actes, les comportements, les gestes, que par le truchement de la parole. On peut voir dans cette particularité le résultat d’un non-usage défensif des symboles (qui ont le tort de signifier chacun une absence intolérable, celle de l’objet représenté). On peut aussi considérer qu’il s’agit du recours anachronique à un mode de fonctionnement mental banal et légitime chez le petit enfant, avant que son appareillage neurologique ne lui permette l’usage des symboles.[2]

 

Les actes parlants.

 

Quoi qu’il en soit il est essentiel dans notre relation avec des personnes fonctionnant sur ce registre-là, d’entendre ce qu’ils nous disent avec leurs actes,  et  de rester vigilants sur ce que nous leur disons avec les nôtres. P.C. Racamier a souligné l’intérêt de ces communications agies qu’il est le premier à avoir qualifiés d’ « actes parlants ». Voici un des aspects essentiels des CT : elles sont un lieu de soin dans lequel la communication entre les patients et nous peut utiliser leur langage (celui des actes et de la réalité), et pas seulement le nôtre (celui du verbe). Ainsi cette part très importante de la communication entre le patient et nous, n’est plus  ignorée, mais au contraire exploitée  comme matériel thérapeutique.

 

Il n’y a pas que les CT…

 

Ce qui est vrai pour les CT l’est aussi pour d’autres lieux résidentiels. Parmi ceux-ci : les centres de crise, les appartements associatifs, mais aussi les lieux de soin ambulatoires, où la réalité partagée concerne des moments précis d’activité (comme dans les CATTP et les SAMSAH) associés à d’autres moments où c’est la réalité privée du patient (son domicile, ses activités personnelles) qui est le véhicule de la communication entre eux et les soignants.

 

 

Organiser la réalité partagée en cadre

 

Cette exploitation des actes agis dans une perspective soignante nécessite cependant que cette réalité partagée soit organisée en cadre. Plus il y a de  réalité entre le patient et nous, plus il est nécessaire que la spontanéité des échanges agis soit associée à une grande rigueur de l’organisation institutionnelle, si on veut éviter que la confusion inhérente aux processus psychotiques ne transforme ces échanges en cacophonie ou parfois même en chaos. Cette organisation concerne l’espace et le temps.

 

Les différents espaces de l’institution ont besoin d’être chacun clairement authentifiés et différenciés : lieux privés  où les uns ont accès librement et les autres pas (chambres pour les patients,  bureaux pour les soignants) et lieux communs. Parmi ceux-ci : cuisine et salle à manger, salle de loisirs audio et TV, salle de réunion du groupe, salle d’activités, autant de lieux dont il est essentiel que chacun sache par qui et quand il est accessible (accessibilité concrétisée par l’usage des clés).

 

 Les conflits éventuels nés du non respect de ces procédures régentant l’espace et le temps sont inévitables. Ces conflits sont un matériel précieux de la vie institutionnelle. Ne voir en eux que les conséquences de la pathologie ou des carences sociales  des patients  limite les réponses des soignants au seul domaine réglementaire ou pédagogique. Au contraire, appréhender ces conflits comme l’expression agie de la problématique psychique des uns et des autres ouvre sur une perspective psychothérapique : ils sont autant de témoignages des mouvements psychiques suscités chez les patients par leur relation avec les autres résidents, avec les soignants et avec la matérialité de l’institution.

 

 

III – Une occasion d’exister comme sujet

 

 

Mille occasions d’être interpellé comme sujet.

 

La rencontre de tout être humain  avec une situation de réalité dans laquelle il est impliqué est l’occasion pour lui d’assumer sa position de sujet - ou au contraire de l’éviter. Dans une CT - comme dans toute institution - c’est à travers la multitude des évènements quotidiens vécus par les résidents que chacun d’eux peut jour après jour s’expérimenter comme sujet de sa vie.    Encore faut-il que le fonctionnement institutionnel favorise cette démarche, en soutenant les fonctions du moi du résident sans se substituer à elles. Ce qui n’est pas évident à réaliser, dans la mesure où les défenses psychotiques vont dans le sens de l’auto disqualification des compétences. En répondant spontanément aux sollicitations des patients, n’importe quel  fonctionnement  institutionnel peut se laisser aller à la surprotection (qui prive le patient de stimulations et d’initiative tout en alimentant les projections)  et à une tolérance excessive (qui le tient à l’abri des répercussions de ses affects et de ses actes) - l’association des deux le privant de la possibilité de prendre l’exacte  mesure de ses capacités et de ses carences.

 

Le role de l’institution.

 

Un exemple : le fonctionnement institutionnel des CT de Villeurbanne avait dès leur création reconnu à chaque résident le droit de recevoir des invités (ce qui était affirmer leur identité  de sujet) mais sans avoir prévu l’indifférence de certains résidents devant les comportements prédateurs de certains de leurs invités. Pour ne pas être complice de cette indifférence, nous avons du ensuite préciser que chaque résident est responsable des comportements de ses invités comme s’ils étaient les siens. S’agit-il dans ce cas de confronter chacun à une loi à respecter, comme dans toute situation de groupe ? Certes, mais l’essentiel n’est pas là. Il s’agit de placer chaque résident dans une situation où il expérimente que chacun de ses actes le concerne, à travers ses répercussions sur les autres et sur le cadre.

 

La vie quotidienne partagée dans la CT est une mine infinie de telles situations où un résident peut exister comme sujet ou au contraire esquiver cette position-là, ce qui se traduit dans ce dernier cas par une attitude que selon leur orientation personnelle et selon les moments les soignants peuvent qualifier de mauvaise volonté (vision morale), d’apragmatisme ou de déficit (vision nosographique), de soumission ou d’opposition (vision psychanalytique). Lorsque les reproches, les sanctions, les stimulations et les interprétations de tous poils laissent intacte cette attitude non participante d’un résident, tout permet de penser que son origine est ailleurs : dans la terreur d’exister, dont cette attitude défensive les protège  lors de leur inévitable rencontre avec les  détails prosaïques et les incidents anodins de la vie quotidienne.

 

Les soignants institutionnels sont des balises.

 

L’attitude des soignants est ici essentielle, ils ont à faire preuve de patience  et de vigilance. Ils sont là pour soutenir les patients sans pour autant se substituer à eux, pour baliser leur route sans choisir l’itinéraire à leur place.

 

Voici un autre exemple, emprunté à la vie quotidienne du Centre de crise  de Villeurbanne, qu’il est possible de définir comme une CT fonctionnant sur un mode particulier (présence de soignants et séjour à durée déterminée). Le fonctionnement institutionnel prévoit une réunion quotidienne précédant le repas de midi, pour en définir le menu et organiser sa réalisation (achats avec l’argent de la caisse commune alimentée par la contribution hebdomadaire de chacun - préparation du repas). Un beau jour les deux soignants se retrouvent seuls à cette réunion : toutes réflexions faites, ils décident de ne rien organiser, se privant ainsi du role gratifiant de bonne mère et prenant le risque d’un conflit avec les résidents.  Ceux-ci cependant à leur arrivée à l’heure du déjeuner pourront compter sur leurs suggestions pour l’achat improvisé de sandwichs ou le recours au fast-food voisin !

 

Mais il y a balise et balise : autrefois objet inerte facilitant par sa présence la circulation, la balise à l’ère de l’électronique est devenue active, et transmet des informations.  Il en est de même pour les soignants des CT : ils ne se contentent pas d’être là et par leur présence de rappeler l’existence du cadre, ils transmettent aux résidents un commentaire sur leur situation dans la CT, à partir des données objectives de l’observation, et des données subjectives de leur propre vécu. A partir de là le résident peut adapter sa conduite à la réalité rencontrée, ou ne rien changer à sa trajectoire et rester dans la répétition. Dans ce dernier cas, le soignant n’est pas là pour déplorer ce choix et le qualifier de pathologique ou d’erroné mais pour adapter son soutien à la nouvelle situation crée par la répétition : dans l’exemple des invités, s’interroger au cours des réunions hebdomadaires sur cette persistance dans la répétition, malgré ses conséquences négatives pour le résident concerné et pour les autres résidents – donc pour son avenir parmi eux.

 

 

IV - Une possibilité de se soigner.

 

 

Se soigner psychiquement.

 

Soutenir et commenter : ainsi pourrait se résumer la dimension psychothérapique de la fonction remplie dans les CT par les soignants institutionnels auprès des patients. Rappelons une fois encore que la difficulté majeure de ceux-ci est d’être présent à soi-même, aussi bien à leur réalité subjective (ils réduisent leur vie psychique à sa plus simple expression à force de déni et de projection) qu’à leur réalité objective (ils amenuisent leur présence au monde à force de retrait et de passivité défensive). Cette attitude est imputable aux défenses psychotiques qui les protègent contre le danger d’exister. Le séjour dans une CT peut-il être  davantage qu’une expérience sans lendemain au cours de laquelle le patient est parvenu  à surmonter cet obstacle ? Peut-il induire un changement psychique durable ? Il me semble possible de répondre positivement à cette question.

 

Les CT ne sont pas des lieux où le patient reçoit des soins, pas plus qu’elles ne sont des lieux qui soignent par le simple fait d’y vivre - par contre elles offrent aux résidents la possibilité de SE soigner, ce qui est une bonne définition de toute démarche psychothérapique. Se soigner psychiquement, dans le cas des troubles psychotiques et narcissiques graves, c’est acquérir peu à peu la capacité d’affronter le danger d’exister - et ainsi d’avoir moins besoin de s’éloigner de la réalité et de soi-même, par le recours au déni, à la projection, au délire ou au passage à l’acte.

 

Le travail psychique du nouveau-né.

 

Pour comprendre en quoi consiste ce travail psychothérapique, il est nécessaire d’en dire un peu plus sur ce danger d’exister qui est au coeur de cette problématique.  Il est à rattacher à une étape cruciale du développement psychique le plus archaïque, celui du nourrisson. Pour chacun d’entre nous, le plus grand travail psychique que nous avons eu à faire dans notre petite enfance a été  de parvenir peu à peu à faire la distinction entre nous et le monde extérieur. Or pour le nourrisson de quelques semaines le premier élément significatif de ce monde extérieur est évidemment sa mère. Ce travail psychique considérable est ce qui va lui permettre de passer de l'état d'union avec la mère (état dans lequel il se confond avec elle sans avoir conscience d’en être séparé), à l'état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d'extérieur, de séparé de lui. Au moment où il découvre cette mère/objet distincte de lui, il doit en même temps renoncer au contrôle magique qu’il exerçait sur elle.

 

Le deuil originaire

 

C’est ce moment que P.C. Racamier[3] appelle le deuil originaire, étape cruciale du développement psychique. Le deuil que le bébé va devoir faire, c’est celui de cette situation symbiotique avec la mère, de ce vécu incroyable  dans laquelle les soins que lui apporte la mère, le lait qu’elle lui fournit, c’est lui qui les apporte et les fournit, puisqu’il se vit confondu avec elle. Vécu incroyable dont Winnicott a dit :  le propre de l’environnement maternel adéquat, c’est de permettre au bébé d’être fou, mais d’une folie qui  ne deviendra véritable folie que si elle apparaît plus tardivement. Voilà bien le premier de tous les paradoxes : le bébé crée un objet, mais cet objet n’aurait pas été créé s’il n’avait déjà été là !

 

Le deuil de l’omnipotence

 

Ce deuil que le bébé doit faire, ce n’est donc pas seulement celui de la symbiose avec la mère toute puissante, c’est aussi celui de sa propre omnipotence. Winnicott ajoute dans la même page de son livre « Jeu et réalité » cette phrase essentielle pour notre propos : « Souhaitons que les psychanalystes puissent montrer à l’aide de la théorie des phénomènes transitionnels, comment un apport suffisamment bon de l’environnement au tout début de la vie, peut permettre à l’individu de faire face au choc immense que représente la perte de l’omnipotence. »[4]

 

Ce choc immense du renoncement à l’omnipotence, ce n’est pas en un jour que le bébé doit le vivre, c’est tout au long de son développement. Les crises violentes qui émaillent la vie des petits enfants – le bébé qui hurle dans son berceau, l’enfant devenu furieux lorsque la réalité n’est pas conforme à ses désirs, ce qu’il est convenu d’appeler des caprices – sont autant de témoignages de cette douleur du renoncement à l’omnipotence. C’’est tout au long de la vie que nous sommes, tous, confrontés à cet inévitable renoncement, à chaque fois que les aléas de la vie nous confrontent à nos limites, à la résistance de la réalité face à nos désirs – et bien entendu au cœur de cette réalité qui nous résiste, il y a les autres êtres humains, et plus précisément ceux que nous avons investis.

 

L’omnipotence bafouée par la réalité.

 

Après ce détour, nous voici revenus aux interventions thérapeutiques dont lla vie dans une CT offrent l’opportunité. Les patients qui y séjournent sont justement des personnes chez qui ce travail psychique du renoncement à l’omnipotence et à l’univers symbiotique a été perturbé – quelles que soient les causes de cette perturbation, aussi bien du coté du bébé que du coté de son environnement. Pour eux cette distinction de ce qui est moi et de ce qui est le monde extérieur est fragile, floue, instable. Leur relation au monde est donc douloureuse, ils vivent sous le registre de l’omnipotence, et les petites blessures du quotidien sont pour eux autant d’échecs insupportables de cette omnipotence. C’est même pour s’en protéger qu’ils s’écartent de la réalité, ou la vident de toute signification.

 

Aider le patient à apprivoiser leur omnipotence.

 

Les CT sont le territoire privilégié d’une double rencontre. Rencontre de l’omnipotence des patients avec la réalité, rendue supportable par le soutien de l’institution. Rencontre des patients avec leur propre omnipotence, ses folles exigences et ses échecs douloureux.

 

Lorsqu’un résident  prend le risque d’affronter la réalité et d’accepter qu’elle le concerne, il a besoin que quelqu’un l’ aide à vivre ces échecs, à les relativiser et à les dédramatiser. Que quelqu’un leur donne un sens, en faisant le lien entre eux et  sa soudaine échappée vers le retrait, les idées délirantes, les passages à l’acte. En somme lui donne les moyens d’apprivoiser cette omnipotence qui  fait de lui un véritable handicapé de la relation à la réalité. Les soignants institutionnels sont les mieux placés pour remplir cette fonction là, puisqu’ils sont les témoins quotidiens de cette rencontre du patient avec la réalité extérieure et avec sa réalité psychique. Encore faut-il qu’ils s’autorisent à remplir leur fonction de balise dont j’ai parlé plus haut, balise insérée dans le cadre, mais balise parlante, qui commente, fait des liens, utilise sa propre subjectivité pour parler au résident de la sienne. 

 

La fonction soignante des intervenants et la réunion d’équipe.

 

Cette fonction soignante, cette fonction psychothérapique, ils ne peuvent l’exercer que si sa légitimité est reconnue par l’institution. L’usage que chaque intervenant peut faire ou ne pas faire des informations qu’il a recueillies, des émotions qu’il a ressenties, des idées qui lui ont été suggérées par tel ou tel événement de sa relation avec tel ou tel patient, dépend beaucoup de son environnement professionnel. Celui-ci peut favoriser ou au contraire inhiber cette utilisation par chacun de ses capacités d’observation, d’empathie et de réflexion.  Ce qui donne leur pleine légitimité aux capacités soignantes des soignants institutionnels, c’est de leur donner un lieu où elles puissent être soutenues, partagées et discutées. Ce lieu c’est la réunion d’équipe, conçue comme  un  moment spécifique de discussion et d’échanges centrés sur la vie relationnelle dans l’institution - et pas seulement comme une occasion d’échanger des informations. Le fonctionnement des CT ne peut se concevoir sans ce moment  institué où le matériel psychique «brut» accumulé par les soignants ( et celui des résidents qu’ils hébergent en eux) va prendre sens a travers les réflexions des uns et autres.

 

Aujourd’hui dans beaucoup de structures  soignantes ou médico-sociales une vision purement managériale du travail institutionnel  cherche à réduire ce temps à un échange d’informations dans le seul objectif  de planifier la manière d’occuper le temps et l’espace. Se résigner à un tel fonctionnement, c’est priver une institution de cette possibilité d’être un lieu où des patients peuvent non seulement vivre, mais surtout se soigner.

 

Conclusion.

 

Le paysage psychiatrique actuel est riche de structures soignantes et médico-sociales proposant leur aide aux personnes qui souffrent de troubles psychotiques ou narcissique graves. Les CT ont été parmi les premières parmi elles, puisqu’elles existent depuis bientôt un demi-siècle.  Cette expérience   justifie qu’elles puissent constituer l’exemple pertinent d’un soin psychiatrique refusant de limiter son objectif  à l’extinction des symptômes ou à la réadaptation sociale. Cette fonction d’exemple, de témoin nécessite qu’elles refusent énergiquement le statut de «village gaulois», vestiges d’un temps révolu, auquel trop facilement on cherche à les confiner. L’argument fallacieux selon lequel «ce qui était possible hier ne l’est plus aujourd’hui» disqualifie à priori les efforts de ceux qui cherchent à adapter à la réalité actuelle l’essentiel de la démarche institutionnelle dont témoignent les CT.

 

Notre objectif, à travers des rencontres comme celle-ci, n’et pas seulement de faire l’éloge de la démarche soignante que permettent les CT, aujourd’hui comme hier. Il est aussi d’apporter les arguments théoriques et cliniques nécessaires à la transposition de cette démarche dans les  nouvelles structures qui sont entrain de  compléter ou de remplacer les CT.

 

Marcel Sassolas

smc.asso.fr



[1] Sasolas Marcel «la psychose à rebrousse-poils» ERES -

[2] STERN D. «Le monde interpersonnel du nourrisson» - PUF - 1989

[3] PC Racamier « Le génie des origines »

[4] D.W. Winnicott : « Jeu et réalité » page 99 et suivantes – Editions Gallimard  , coll. Connaissance de l’inconscient.