Eloge du thérapeutique

Alfredo Zenoni

               

Dans le titre de l'ouvrage collectif sur les communautés thérapeutiques, dont on vient de faire la présentation, l'accent est sans doute mis sur actualité dans la mesure où il s’agit d’affirmer que le principe même de ces institutions, loin de nous ramener à quelque chose de dépassé, garde toute sa pertinence encore aujourd’hui, si on prend bien la mesure de leur finalité. La tendance actuelle des bureaucraties sanitaires de nos pays, réduisant toute prise en charge psychiatrique à une courte admission dans l’hôpital général, (comme c’est le cas en France notamment ) (au profit de pratiques extra hospitalières et de pratiques en réseau), risque en effet d'emporter avec elle le type d’expérience que constituent les communautés thérapeutiques. Tout séjour résidentiel qui ne se limite pas à la nécessité d'une mise au point et d'une première application de la médication est dénoncé comme gaspillage de ressource et risque de désocialisation. 

Ce risque a d’ailleurs bon dos pour supporter le gaspillage, quand on sait que des ressources non négligeables sont consacrées à des recherches qui ne cessent pas d'en demander de nouvelles, de ressources, puisque plus l'hypothèse causale qu'on cherche s’avère introuvable ( on dit : « inconnue ») plus cela prouve qu'il faut continuer à investir dans des recherches pour pouvoir la trouver.

Il est clair qu’un danger de mise en question de la communauté thérapeutique existe, en fonction de projets de soi-disant rationalisation, où la réduction du coût des soins semble être liée, comme à une condition, à la réduction des expressions du mal-être humain, voire de la folie, à des « problèmes de santé », soit à des maladies comme les autres. Et puisque leur caractérisation comme « problèmes de santé » se présente en même temps comme une manière de combattre la « stigmatisation » que les patients de la psychiatrie et leurs familles seraient censés subir, tout concourt à l’idée que le traitement de ces « problèmes «  va devoir s'inscrire dans un type de dispositifs dont les maître-mots : tels que réhabilitation, rétablissement, ne sont pas sans évoquer un contexte de soins médicaux et de rééducation.

A l’époque où les communautés thérapeutiques ont été créées ou rénovées, quelque chose de l’esprit de l’anti-psychiatrie des années soixante/soixante-dix avait pu inspirer le projet de ces institutions, en alternative surtout à l’existence et à la pratique de l’hôpital psychiatrique. L’accent était mis sur une critique de l’hôpital comme source d’une ségrégation qui était supposée redoubler en quelque sorte, si elle ne l’engendrait pas, la maladie mentale. La « dés-institionnalisation » était un idéal de l’époque, à la lumière duquel la dite aliénation mentale était conçue comme la conséquence d’une forme de répression de la liberté.  Mais, aujourd’hui, c’est une autre forme d’anti-psychiatrie qui menace, cette fois-ci les communautés thérapeutiques elles-mêmes, une anti-psychiatrie qui se veut alternative non pas tant à l’hôpital qu’à la « psychiatrie » elle-même, en tant que champ d’une clinique et d’une pratique spécifiques, au nom de sa transformation en une discipline médicale comme une autre, en pleine méconnaissance des enjeux existentiels, personnels, intimes que la psychiatrie accueille et traite.

Les critères et les procédures qui sont d’application dans le domaine de la santé sont du même coup censés pouvoir et devoir s’appliquer aux problèmes de l’existence humaine jusqu’ici repris sous la rubrique de la psychiatrie. La réduction brutale des durées de prise en charge institutionnelles peut ainsi même se targuer de rejoindre l’idéal de désalienation de l’époque de la contestation, mais non sans produire des retours de bâton dramatiques, comme le constate une recherche anglaise récente montrant que l’augmentation  de 60% du taux d’hospitalisations involontaires sur dix ans (1998-2008) correspond d’une manière impressionnante au taux de 60 % de  réduction du nombre de lits destinés à la maladie mentale, pour reprendre les termes du titre de l’article.1

 

Au-delà de tout pluralisme et de toute interdisciplinarité, on finit toujours par être confrontés à une alternative indépassable. Ou bien nous considérons que ce qui est en jeu profondément dans la difficulté, la souffrance, la pathologie qui est à l'origine de la prise en charge, de la consultation, de l'hospitalisation psychiatriques relève, en définitive, du domaine de la santé et des dispositifs correspondants. Ou bien nous considérons qu'elles constituent une clinique spécifique, qui relève de la condition humaine comme telle, c'est-à-dire dont les phénomènes ne s'observent qu'à l'intérieur de l'espèce humaine. La folie n’est pas quelque chose qui nous est étranger, tel un accident qui surviendrait à certains individus et pas à d’autres ( de 2 à 5% de la  population, comme on aime à le dire dans un langage gestionnaire), mais elle relève de la condition humaine, qui ne serait pas la condition humaine si elle ne comportait pas la folie comme sa possibilité la plus propre, pour paraphraser Lacan. Cette condition, qui est à l’origine de toutes les réalisations et inventions, tant sur le plan social, familial que sur le plan économique, politique, artistique, culturel, musical, religieux,  tout ce que vous voulez,  bref de tout ce qui est rendu possible par le langage, jusque et y comprises des formes de satisfaction, pour le meilleur et pour le pire, que l’animal ignore complètement, cette condition est aussi caractérisée par la folie, selon des formes différentes. 

Dès lors, la thérapeutique qui y correspond, si jamais il y en a une,  ne peut trouver que dans cette condition humaine même les ressources de sa pratique. Ce qui n’implique nullement de négliger le rôle thérapeutique auxiliaire que certaines molécules peuvent constituer. Mais ce qui implique de savoir dans quel registre fondamental  la thérapeutique doit être située.

         

Les pratiques en institution qui découlent de ces deux positions ne sont évidemment pas les mêmes. Dans le premier cas, celui où l’on réduit tout à un problème de santé, (même si on peut aller jusqu’à proclamer, non sans paradoxe, que le recours à la médication est bien souvent superflu voire toxique), l’objectif est essentiellement bio-éducatif : mettre en place des procédures pédagogiques, de pédagogie corrective ou éducative, c’est-à-dire basées sur l’autorité moraledont on se suppose investis, en vue d’obtenir dans un délai plus ou moins court – c’est ce qu’on appelle « booster » les patients –  le retour en famille et le retour au travail, comme si le premier était d’office un retour à la vie normale, quand on sait que les liens familiaux peuvent être disloqués ou saccagés par la violence ou la jouissance – et le second n’était pas confronté à un taux de chômage dans ladite population active qui atteint le 20 % dans notre région. Dans cette perspective, tel sujet, par exemple, qui souffre d’une conversation mentale permanente avec un ancêtre, n’ose pas circuler car il sent mauvais et doit tout le temps se laver, est angoissée par l’idée que la mort, une fois arrivée, n’aura pas de fin, un tel sujet sera considéré, passé un certain délai, disons trois mois, comme quelqu’un qui tire des bénéfices secondaires de son séjour en institution, tandis que les opérateurs qui l’accompagnent, passé ce même délai, seront considérés comme des travailleurs qui se tournent les pouces.

Dans le second cas, où l’on considère qu’il existe des pathologies qui sont liées à la condition humaine de l’homme, et non à sa condition biologique, ce qui est mis en pratique, ce sont d’abord les prémisses d’une autre expérience du lien social, du rapport à l’Autre et du rapport de l’Autre au sujet, en tant qu’il constitue le cœur de cette condition. Ce qui ne veut pas dire négliger les activités, les tâches, les démarches ayant pur but de rebrancher sur la vie sociale, mais ce qui veut dire que dans tout cela, ce qui est primordial, c’est de considérer qu’une relation s’engage entre les résidents et nous ( ce qui fait qu’on l’appelle une communauté) qui ne peut être rabattue sur le simple cadre ou arrière-plan d’une intervention technique, pédagogique, mais qui constitue l’enjeu même de la pratique. En somme, au-delà et au travers de l’aide, de l’acte technique ou de l’assistance qui peuvent être fournies au sujet, il s’agit de thérapeutique, si cette pratiquese veut réponse à une clinique de la condition humaine où c’est l’être même du sujet qui est en jeu dans le mode même dont la relation avec lui s’engage. Quand on sait que l’angoisse, le sentiment de vide, l’intolérable du regard ou de la parole, la violence, la pression de la vie en société dont un sujet peut pâtir sont indissociables de la trame relationnelle où elles se sont manifestées et où elles se manifestent, comment peut-on ne pas envisager de créer les conditions d’une présence de l’Autre qui ne confronte pas ou qui confronte moins le sujet à l’Autre auquel il a été confronté tout au long de son histoire ?

La réponse au symptôme ( à ces impasses, à ces blocages, à cet insupportable,) de quelque nature qu’elle soit, ne peut ignorer qu’elle instaure du fait même une relation, c’est-à-dire qu’elle se situe dans la dimension même où la problématique subjective se vit. Dans le cadre d’un phénomène médical, comme le diabète, l’accueil et l’accompagnement du patient, pour souhaitables qu’ils soient, sont en quelque sorte extérieurs au phénomène clinique à traiter.  Dans le champ de la psychiatrie, ce qui est en jeu dans le phénomène clinique – quelque chose que l’on peut ramener à une impasse originaire dans la matrice des relations (au niveau de la séparation et de l’objet du fantasme) –– et ce qui est en jeu dans le phénomène thérapeutique sont du même ordre, sont en continuité. Et c’est pourquoi, par delà toutes les activités et tous les autres éléments du dispositif, l’enjeu est d’abord et fondamentalement constitué par cette relation même, et plus largement par ce qu’on pourrait appeler l’ambiance relationnelle même de la communauté. Et c’est pourquoi, faire l’expérience d’une relation qui modifie au moins partiellement la position dans laquelle le sujet se met ou est mis face à l’Autre, de manière à pouvoir la vivre d’une manière moins intrusive ou angoissante, par exemple, est l’enjeu qui fait que l’expérience dans une communauté sera ce qui fait de celle-ci une communauté « thérapeutique ». 

Il s’agit, bien sûr, de la question de la réponse au transfert, où l’on ne peut se contenter de se fier à la manière de réagir spontanément qu’on a dans notre vie privée, c’est-à-dire, selon notre propre fantasme. C’est une réponse qui ne résulte pas non plus de l’application d’une méthode, d’un apprentissage ou d’une standardisation de la conduite. C’est une réponse qui suppose une certaine orientation. Elle comporte une position de l’intervenant, et il s’agit de savoir laquelle, et une position dans laquelle le sujet est mis, et il s’agit de savoir laquelle, si l’on ne veut pas confirmer ou réactiver ce qui est en cause dans la problématique du sujet. Il ne suffit pas d’invoquer l’intérêt du patient ou sa protection pour ne pas nous interroger sur le mode de réponse au transfert que nous instaurons dans l’interaction avec lui. Dans tous les cas, il s’agit de savoir si, dans la relation, nous parvenons à nous différencier, à nous décaler un peu, de l’Autre auquel le sujet a été jusque là confronté, c’est-à-dire un Autre qui a des vues sur lui, bonnes ou mauvaises, qui détient un savoir sur lui ou qui lui veut quelque chose.  C’est pourquoi nous nous gardons de trop vite nous engager dans une remarque qui le concerne, une explication de son comportement, un encouragement ou une mise en garde. Comment s’inquiéter sans que ce soit intrusif, comment veiller sur lui sans le surveiller, comment le laisser chercher sa solution sans le « laisser tomber », voilà les questions qui accompagnent une différente expérience de la relation dont nous essayons de créer les conditions.

      Non que les projets de réinsertion soient négligés, mais ils s’inscrivent dans une expérience plus globale où ce qui prime est l’occasion que chaque moment de la vie institutionnelle peut représenter pour nouer quelque chose d’un lien social plus vivable, plus apaisé. Ainsi les activités les plus basiques, nécessaires à la vie en commun (courses, préparation des repas, nettoyage), mais aussi la non-activité, si on peut dire, dans ces moments de la vie en communauté que sont la nuit et le week-end, sont considérés avoir la même portée d’expérience que les activités, comment les appeler, plus créatives, plus ergothérapeutiques. Elles ont la même portée, au regard de l’occasion que chacun de ces moments peut constituer de  consentir à une certaine socialité,  de retisser des liens, d’aller vers la parole, voire de susciter une rencontre. 

Le pari est qu’une modification à ce niveau relationnel permette également une modification du vécu du corps et un déplacement de l’objet de la pulsion. Je ne puis ici que le mentionner. Le développer demanderait un autre exposé. 

Ce sur quoi je veux surtout mettre l’accent aujourd’hui c’est que la responsabilité de cette implication (orientée) dans la relation ne concerne pas seulement certains intervenants, comme s’il y avait des spécialistes de la relation, mais concerne tout intervenant, puisqu’il n’y a pas d’acte, d’intervention, voire de simple présence qui soit séparable de la dimension de la relation. Cela a comme conséquence une certaine mise entre parenthèses des divers diplômes et des diverses spécialisations au profit d’une présence et d’une ambiance qui font surtout appel à l’imagination et au désir de chacun. Cela entraîne du même coup une modification des relations entre les soignants, de la relation entre soignants cette fois-ci, dans le sens d’un fonctionnement plus collégial, moins hiérarchisé, qui va dans le sens de favoriser la mise en place d’une même pratique « à plusieurs ». Partager la même responsabilité, être impliquée au même titre dans la relation avec les résidents, cela ne veut pas dire suivre un même modèle, mais cela veut dire faire partie d’une même communauté de travail, celle que chaque intervenant constitue avec ses collègues. L’expérience dans la communauté aura d’autant plus de chance de comporter une dimension thérapeutique pour le résident, d’être basée sur cette expérience de la relation, que les intervenants eux-mêmes constituent une communauté entre eux.

 

 



1    Association between provision of mental illness beds and rate of involuntary admission in tha NHS in England 1998-2008 : ecological study, BMJ, julliet 2011.