Stratégies d’adaptation face à la psychose : l’espoir en toile de fond

Elise Bourgeois-Guérin

 

RÉSUMÉ

 

Cette conférence s’articule en deux temps. D’abord, nous prendrons appui sur les résultats d’une étude qualitative menée auprès d’adultes psychotiques pour discuter des stratégies d’adaptation déployées par ces derniers pour faire face à la maladie. Puis, nous aborderons la question de l’espoir dans l’expérience du sujet psychotique et ce, à l’aide d’exemples cliniques tirés de notre pratique à la Communauté thérapeutique la Chrysalide.

 

 

 

INTRODUCTION

 

Ma présentation fait suite à celle de mon collègue, Alexandre L’Archevêque. Celui-ci nous laisse sur une image où, face à un gâteau d’anniversaire, le temps et le souffle se suspendent l’instant de faire un vœu. La trame du vœu sera ici reprise. Ainsi, la question de l’espoir chez les psychotiques sera mise au travail et ce, à partir de quelques observations effectuées à la Communauté thérapeutique la Chrysalide où j’œuvre comme clinicienne depuis 7 ans. Mais d’abord, j’aborderai un autre versant des résultats de la recherche dont il a été question dans la communication de M. L’Archevêque, celui des stratégies que les participants empruntent pour faire face aux effets de la maladie.

 

 

 

Stratégies d’adaptation : au-delà de l’aspect descriptif

 

Un volet de la recherche1 se centrait sur les stratégies déployées par les sujets pour faire face aux effets de la maladie dans leurs vies. Ces moyens d’adaptation, recensés par le biais de questions directes2 lors des entretiens, permettaient de sonder le positionnement des participants face à leurs symptômes. Les sujets ont répondu en évoquant un large spectre de stratégies. Certaines sont activement mises en place, par exemple: l’investissement du social par la recherche ou le maintien d’un réseau; le contrôle des pensées pour chasser les idées délirantes ou encore la centration sur une bonne hygiène de vie etc. D’autres stratégies se situent plutôt sur un pôle passif, par exemple: minimisation des symptômes et/ou de leurs impacts; résignation face à une maladie pour laquelle il n’y a rien à faire ou qui disparaîtra d’elle-même, etc. Au-delà de l’aspect descriptif de ces modes d’adaptation à la maladie, par ailleurs bien documenté dans d’autres études (Cooke et al., 2007), il nous est apparu intéressant d’en explorer la teneur subjective. Que pensaient les participants des moyens qu’ils mettaient en place pour faire face à la maladie? Tel que souligné dans la conférence précédente, il s’agissait d’approfondir notre compréhension des stratégies employées et ce, en nous centrant sur le point de vue des sujets.

 


 

Ce deuxième temps de l’analyse nous a permis d’avoir accès à un portrait nuancé du rapport que les participants entretiennent face à leurs stratégies. La complexité de ces rapports s’illustre notamment dans la bivalence de certains moyens qui aident et nuisent à la fois. De fait, plusieurs stratégies dont se dotent les sujets pour composer avec les échos de la maladie semblent s’inscrire dans ce double registre. Les rapports qu’entretiennent les participants à la médication de même qu’à la consommation l’exemplifient très bien.

 


 

Stratégies bivalentes: quelques exemples

 


 

De nombreux sujets considèrent que la médication constitue un moyen efficace pour enrayer certains de leurs symptômes mais insistent sur les effets secondaires qu’elle leur occasionne du même coup. À titre d’illustration, une participante explique que la médication contrôle efficacement sa maladie mais la prive aussi de son énergie. L’affaissement physique provoqué par sa médication prend la forme d’une impression étrange où elle se sent et se voit s’enfoncer dans le plancher jusqu’aux genoux. Ainsi, bien qu’il soit possible de ramener l’impression de cette participante à sa composante hallucinatoire, elle n’en signe pas moins un rapport à la médication qui, d’une part, l’aide tout en paralysant quelque chose en elle.

 


 

Idem pour plusieurs autres participants qui diront que la médication leur permet de calmer le délire mais aux prix de plusieurs pertes. Pour un des sujet, le traitement semble s’apparenter à une longue traversée du désert. Il décrit ainsi les effets de la médication : « J’ai trouvé ça trop fort, j’étais fatigué, c’était mourant tellement j’étais fatigué. C’était lassant, monotone, drabe, pis sec, pis aride, pis insipide, pis plate » (10-28, tps 2). Ce même participant souligne ensuite les transformations personnelles induites par la médication en ces termes: « J’ai pas les mêmes passions, j’ai pas les mêmes craintes, y sont disparues totalement, les paranoïas sont disparues totalement pis ce qu’y a de bon qui était associé avec » (10-28, tps 2). Ce dernier extrait souligne bien le coût associé à certaines stratégies néanmoins positives à d’autres égards. La composante de la perte dont discutait Alexandre L’Archevêque dans sa présentation, ne relève donc pas uniquement des impacts de la maladie. Il appert, en effet, que les stratégies elles-mêmes peuvent également déboucher sur des pertes.

 


 

Ce constat s’applique parfois également au rapport qu’entretiennent les participants à la consommation de drogues douces. Plusieurs sujets soutiennent que leur consommation de marijuana ou d’alcool leur permet de lutter contre l’ennui et l’isolement tout en reconnaissant que cette même consommation les fragilise face à la maladie. Un des participant explique, pour sa part, qu’il a cessé de fréquenter ses amis qui consomment afin de parvenir à éliminer le cannabis de sa vie. Cependant, ces ruptures sur le plan social l’ont laissé plus isolé que jamais, solitude dont il souffre et qu’il finit par combattre en consommant à nouveau du cannabis. À l’instar de ce sujet, le rapport à la consommation de plusieurs participants s’inscrit dans une dynamique circulaire et laisse entrevoir le caractère piégeant de certaines stratégies qui, en soulageant une souffrance, en créent de nouvelles.

 


 

Bien que l’analyse fasse ressortir les dimensions de perte et de piège au sein même des stratégies employées par les participants pour composer avec la maladie, le vécu subjectif de ces derniers ne saurait se condenser autour de la seule notion d’impasse. En effet, quelques percées d’espoir se dessinent également dans le discours des participants. Cette dimension ne faisait pas partie, a priori, des questions de recherche. Les participants n’ont donc pas été interrogés directement au sujet de l’espoir lors des entretiens. Nous nous sommes plutôt attachés, au cours d’une analyse qui en est à un stade préliminaire, à repérer les références spontanées à ce sujet dans leur discours. Il est d’ailleurs possible de croire que cette mise en valeur de l’espoir révèle aussi une certaine forme de transfert des chercheurs vis-à-vis du matériel. En effet, face à des contenus d’entrevues somme toute assez lourds, il n’est sans doute pas anodin que nous ayons cherché quelques éclaircies.

 


 

À l’endos de l’impasse : La question de l’espoir

 


 

Pour certains participants, l’espoir vient de l’intérieur, c’est-à-dire qu’ils le portent eux-mêmes et souvent au prix d’importants efforts. Le travail qu’exige un tel maintien de l’espoir face aux aléas de la maladie est résumé par un jeune homme qui soutient que pour rester positif il doit fournir « effort herculéen. Dans mon cas, ça prend 2-3 prières par jour » (S10-28, tps 3). Pour d’autres participants, l’espoir est porté à l’extérieur d’eux par les paroles soutenantes du médecin ou celles d’un entourage qui les encourage à persévérer. Une participante s’accroche, par exemple, au regard confiant que porte son fils sur l’avenir. Alors qu’elle souffre profondément de ne pas arriver à être en lien avec lui, elle interroge son garçon de six ans pour savoir s’il croit qu’un jour elle pourra « acheter le temps perdu » (S10-25, tps 3). L’espoir de cette mère tient tout entier dans le « oui » que lui répond alors son fils. Finalement, l’espoir se dit parfois à même le vocabulaire de la maladie. C’est le cas d’une participante qui affirme qu’à certains moments, elle entend des voix qui lui prédisent que son « destin est couleur arc-en-ciel » (S10-29, tps 1).

 


 

En outre, le seul fait que les participants se mobilisent autour de stratégies témoigne d’une forme d’espoir, ne serait-ce que celui d’un possible changement. L’espoir se tend ainsi vers un ailleurs ou un autrement qui suppose une certaine forme d’extériorité. La notion d’espoir est liée, jusque dans ces racines étymologiques, à celle de la temporalité3. Alors que l’expérience psychotique plonge le sujet dans un registre hors temps, hors de la continuité et de l’ordinaire (Minkowski, 2005), l’espoir, même délirant, peut constituer un élan vital que le travail clinique doit prendre en considération.

 


 

De quelques exemples cliniques

 


 

Nous nous appuierons maintenant sur nos observations cliniques à la Communauté thérapeutique la Chrysalide pour discuter de la forme que prend cet espoir chez quelques-uns des résidents. Le travail clinique auprès d’eux nous a rendu sensibles aux grands projets autour desquels les résidents organisent leurs stratégies d’adaptation. Ce sont ces projets porteurs d’espoir que nous aborderons brièvement ici.

 


 

Un des résidents, abandonné à la naissance puis adopté, n’a jamais connu sa famille biologique. La question de ses origines le taraude et il se dit à la recherche d’un lieu où il pourrait se sentir enfin chez lui, à sa place. Plusieurs aménagements avec lesquels monsieur fait face à ses difficultés peuvent être lus à l’aune de cette quête: celle d’un chez soi où il serait accueilli pour ce qu’il est, adopté complètement pourrait-on dire. Ainsi, à son arrivée à la Chrysalide, monsieur investit les lieux, sa chambre d’abord mais aussi quelques espaces communs, en les décorant avec des objets recueillis dans les ruelles. Il adopte littéralement ces effets auxquels il se montre par la suite très attaché. Il lui insupporte, explique-t-il, de les voir abandonnés dans les rues du quartier. C’est ainsi en recueillant des objets orphelins que monsieur crée tranquillement son chez soi à l’intérieur de la Chrysalide. Sa stratégie met précisément en scène des thèmes (l’abandon, l’accueil, l’appartenance) qui s’arriment à sa propre quête personnelle.

 


 

Alors qu’au départ il s’entoure de ces objets en les accumulant de façon désordonnée, monsieur se mobilise par la suite autour de leur organisation. Ainsi, nous avons pu constater qu’il était souvent fortifiant pour lui de se concentrer sur le rangement de sa chambre. Récemment, monsieur est revenu d’un séjour particulièrement éprouvant dans sa famille adoptive. Ce séjour a notamment ravivé sa souffrance liée au sentiment de rejet. Il s’est alors adonné à un grand ménage de sa chambre. Monsieur a classé ses effets personnels et posé des étagères pour y mettre des livres auxquels il tient particulièrement. Encore une fois, ces efforts peuvent être traduits en des termes qui renvoient à ses propres enjeux: en trouvant une place ou un support pour ses biens personnels c’est également sa propre inscription dans un espace habitable que monsieur semble redéfinir.

 


 

Une autre résidente a, pour sa part, comme projet de retrouver les trois enfants dont elle a très tôt perdu la garde afin de se donner une vie de famille normale. L’absence de ses petits la hante et représente pour elle une faillite particulièrement douloureuse. Elle situe d’ailleurs l’amorce de sa maladie dans le creux de cette perte. Au vide laissé par le dernier nouveau-né dont elle a perdu la responsabilité se sont substituées des voix qui prennent la forme de pleurs de bébé. Le temps et divers traitements ont calmé ses symptômes et madame s’investit maintenant dans un projet de retour aux études qu’elle parvient à concrétiser au prix d’efforts considérables. Puis, elle se fait admettre dans une formation pour devenir assistante éducatrice. C’est auprès de bébés qu’elle souhaite travailler plus tard, posture qui offre des résonnances avec sa quête première, celle de retrouver son statut de mère. Ce projet représente ainsi plus qu’un simple moyen pour gagner sa vie. Il peut aussi traduire pour cette résidente une solution à visée potentiellement réparatrice.

 

Il arrive également que les résidents soient porteurs d’une véritable mission. L’espoir repose alors sur eux-mêmes, c’est-à-dire sur le caractère extraordinaire de leurs propres capacités. La défaillance du monde extérieur est ainsi compensée par un Moi grandiose. Par exemple, un des résidents vit l’éclatement de sa famille suite à un divorce comme un échec personnel. Il soutient avoir manqué à sa mission qui consistait à maintenir sa famille unie. Ses ambitions tournent autour du thème du noyau familial et de l’unification. Il est très important pour lui de fonder bientôt sa propre famille et il déploie plusieurs efforts, dont le recours à des philtres d’amour et différents rituels de magie blanche, pour rencontrer l’âme sœur. De plus, ce résident se mobilise pour trouver du travail. Il souhaite amasser des sous pour ultimement acheter le terrain de sa maison familiale d’origine ainsi que le terrain voisin. Monsieur nous explique qu’il veut acquérir ces terrains pour les fusionner. Il aimerait détruire les deux maisons qui s’y trouvent pour en construire une seule, la sienne, qui enjamberait les deux terrains. C’est à travers ce grand projet unificateur qu’il rêve sa vie future alors qu’il lutte, dans l’actuel, avec une existence paralysée par les symptômes.

 

Ces brefs exemples illustrent combien les aménagements de vie des sujets peuvent représenter davantage qu’une accumulation de stratégies, efficaces ou non, pour faire face à leurs difficultés. Les moyens qu’ils déploient peuvent également s’articuler autour de projets tout à fait singuliers, véritables vecteurs d’espoir.

 

 

 

CONCLUSION

 

À l’heure où plusieurs approches cliniques se fondent sur un discours qui définit l’adaptation à partir de critères normatifs, il importe de prêter oreille à la parole du sujet quand vient le temps de cerner ce qui le mobilise. Ce type d’écoute implique peut-être de renoncer à domestiquer d’emblée les aspirations délirantes des sujets sans égards à la charge d’espoir qu’elles peuvent aussi contenir. La solution serait plutôt à chercher du côté d’un travail clinique qui admet4 d’abord les espoirs, même les plus fous, des sujets pour ensuite favoriser leur formulation en des termes acceptables à la fois pour eux et pour le réel. Ce serait ainsi autour d’un tel compromis, à la jonction de l’individu et du social, que l’adaptation du sujet psychotique pourrait être repensée.

 


 

Par ailleurs, un travail clinique qui soutient l’espoir est à distinguer d’un travail qui le prescrit, notamment par le biais de techniques où les sujets sont encouragés à adopter des pensées positives. Soutenir l’espoir c’est aussi en admettre le caractère dynamique, c’est-à-dire tolérer qu’il puisse faire défaut, s’absenter, revenir. C’est à ces mouvements, à travers lesquels l’espoir s’incarne chez les sujets mais également chez les thérapeutes, qu’il importe de demeurer sensible. Dans le travail en communauté thérapeutique, ces mouvements font l’objet de plusieurs questionnements cliniques féconds. Pour quels résidents espère-t-on trop ou, au contraire, plus du tout? Alors que dans notre ressource il n’y a pas de durée de séjour fixe, comment penser l’après Chrysalide des résidents? Autrement dit, comment remettre le temps en branle pour maintenir vivant l’espoir de voir un jour les résidents poursuivre leurs projets ailleurs que dans la communauté thérapeutique? Face au caractère implacable du délire, comment renouveler notre regard sur les résidents pour arriver à les imaginer autrement que rivés aux symptômes? L’espoir, en ajourant la toile autrement close de la psychose, éclaire de la sorte plusieurs questions susceptibles de relancer la réflexion clinique.

 

 

RÉFÉRENCES

 

 

Binswanger, L. (1996) Henrik Ibsen et le problème de l'autoréalisation dans l'art. Bruxelles : DeBoeck Université.

 

Cooke, M., Peters, E., Fannon, D., Anilkumar, A. P. P., Aasen, I., Kuipers, E., Kumari, V. (2007). Insight, distress and coping styles in schizophrenia, Schizophrenia Research, 94(1-3), 12-22.

 

Minkowski, E. (2005). Le temps vécu. Paris: PUF.

 

 

1Recherche dont M. L’Archevêque a posé les cadres théorique et méthodologique dans sa communication et sur lesquels je ne reviendrai donc pas.

 

 

2Des questions telles que: « Qu’est-ce que vous faites/ vous vous dites dans ces moments-là? » ou encore, « Quels moyens avez-vous trouvés pour que ça diminue? ».

 

 

3Le terme spatium qui signifie à la fois espace et temps est d’ailleurs formé de la même racine que spes qui signifie espoir, attente (Binswanger, 1996).

 

 

4Dans un premier temps, donc, à la question “Que pouvons-nous espérer pour nos patients psychotiques?” nous pourrions substituer la suivante: “Comment espérer avec nos patients psychotiques?”.