Le corps dans la psychose (1)

Freek D'Hooghe

 

 

Le corps de la personne psychotique que nous rencontrons dans la vie quotidienne a à première vue rien de particulier: deux mains, deux pieds, une tête… Mais en étant attentif, comme nous le sont tous, nous pouvons être surpris. Jean qui se promène un jour d’hiver à l’extérieur en t-shirt et quand nous lui demandons: “Tu n’as pas froid?”nous réponds “Mais non”, comme si nous sommes un extraterrestre. Pierre qui en débarrassant les tables renverse une chaise, comme s’il s’était pas rendu compte de l’existence de cette chaise. Aurore qui porte tout le temps la même veste, nous nous demandons si elle ne s’endort pas avec. Ces corps, avec leurs particularités uniques et personnels, nous semblent indiquer qu’ils sont mal inscrit dans le social, ils ont quelque chose d’étrange, de bizarre, certains trop là par leur odeur, le pantalon avec la braguette ouverte, ou pas assez là dans leur passivité, en difficulté de trouver un rythme partagé. En les observant, on ne peut s’empêcher de faire des suppositions, des genres d’hypothèses (abductives selon Charles Peirce) sur le pourquoi c’est comme cela. Qu’est-ce que la personne vie, comment elle ressent son corps , et par là comment elle investit son monde, l’espace, le temps? Un bon névrosé peut en parler. Mais dans la psychose nous devons nous rendre compte que nous sommes confrontés à autre chose.

 

Je ne sais pas si vous connaissez Victor Tausk, mais ce psychanalyste a écrit un texte sur sa rencontre en 1919  avec une dame, Natalia A., qu’il a interviewé, parce qu’elle écrivait - elle était sourde - qu’elle sentait que son corps était influencé par une machine fabriqué à Berlin. Ce texte vaut la peine d’être lu. Ce qui m’importe ici, c’est que Tausk y indique qu’après deux rencontres la dame ne voulait plus lui parler de son vécu, parce qu’elle ne lui faisait plus confiance. Cette rencontre montre que la personne psychotique peut être très sensible à savoir pourquoi vous lui posez certains questions. Il y en a beaucoup qui disent, mais seulement après des années dans une relation de confiance, qu’ils ne racontent pas tout à leur entourage et surtout pas leur psychiatre, sinon ils risquent de passer pour des fous, et qu’ils risquent d’être enfermés à vie.

 

Il y a d’autres raisons pourquoi ces vécus corporels ne sont pas raconté facilement. La personne psychotique a difficile à se situer dans un rapport à soi-même. Il y a de la dissociation, des clivages, des fractures. Elle n’est pas toujours en phase entre ce qu’elle pense, ce qu’elle dit et ce qu’elle ressent. Même si la personne est capable de dire « je », le rapport d’une instance unie envers un objet corps qu’il pourrait s’approprier est en difficulté. Sa conscience peut être dissocié.

 

Mon expérience clinique m’amène à dire que pour en savoir plus sur le vécu du corps d’une personne psychotique des questions directes ne sont pas très indiquées. Par contre dans la vie quotidienne, nous pouvons observer des évènements et des phrases qui peuvent nous aider : comme par exemple “Je sens que j’ai des petits miroirs à la place de mes yeux”. “Je ne sais pas fermer mes oreilles, j’entends tout, et même fermer la porte de ma chambre ne m’aide pas, c’est épouvantable.” Tous ces éléments permettent de construire une hypothèse sur l’image du corps. Par exemple un patient qui vient vérifier sa boite de médicaments régulièrement et d’une façon curieusement trop insistante. Si sa boite est en ordre, ça tient, lui il tient, et il peut continuer à circuler, sinon il angoisse. Nous pouvons formuler l’hypothèse qu’il perds son accroche, son “halt”, ses repères qui le limitent, et ça s’écroule, il s’écroule, il commence à tomber et cela ne s’arrête plus.” Sa boite de médicaments est à lui. Plus radicalement : il l’investit comme si c’est lui. Même plus : sa boite est devenu lui-même. Pankov dirait qu’il a pris cette partie qui est la boite pour l’entièreté, lui-même.

 

Pour comprendre les difficultés dans la psychose, nous devons passer de la matérialité du corps vers le vécu du corps, vers la façon que ce corps est habité. C'est l' « image du corps ».

 

Faisons nous aider par Tex Avery et ses dessins animés pour mieux comprendre l’image du corps.

 

Je ne sais pas à quel moment lui est venu l’idée, mais Pierre Delion a eu l’intuition qu’il y a un parallélisme entre ce qui est montré par les dessins animés de Tex Avery sur l’écran et le vécu de nous tous. Je cite Delion quand il parle écrit sur Tex Avery: « Ajoutez à cela toute la violence, toute la destruction véhiculée par tous ces personnages découpés, hachés, déchiquetés, émiettés, écartelés, morcelés, écrasés, dynamités, et vous comprendrez pourquoi par ses visions nouvelles des deux pôles fondamentaux de la nature humaine, l'amour et la mort, Tex Avery peut vous toucher vous ». Montrons un premier extrait de Tex Avery : le loup en question vit quelque chose d’extrême, et c’est montré par un changement corporelle. Les yeux du loup quittent son corps. Jamais quelqu’un a perdu ses yeux en regardant une femme (je ne crois pas en tout cas), mais l’investissement massive de quelque chose, ici la femme, donne l’impression qu’il n’y a que des yeux. Heureusement ses yeux se remettent en place (video).

 

Tex Avery nous fait rire, mais dans un mouvement freudien Delion nous rappelle que ce n’est qu’une défense, même si c’est la plus élevée. Si nous rions de Tex Avery, c’est parce que les images du dessin animé rappellent des angoisses, et nous rions pour dépasser ces angoisses. L’originalité de Delion est d’observer que beaucoup de situations inventé par Tex Avery renvoient à des angoisses infantiles, vécu par le nouveau né. Nous les connaissons tous, par ce que nous les avons tous - chacun à sa façon et selon son contexte enfantin - traversé. Les personnes psychotiques semblent d’une façon intense être pris par ces angoisses infantiles et ont du mal à se débrouiller avec. 

 

Winnicott nomme ces angoisses infantiles des agonies primitives. Il énumère, suite à son expérience clinique, plusieurs angoisses archaïques possibles. Pour donner une idée de ces angoisses primitives, des vécus corporels archaïques, j’ai choisi des extraits de dessins animés en lien avec ces angoisses archaïques.

 

1. Se dissocier :

Nous allons voir une belle image de dissociation. De désintégration. C’est l’expression du vécu de ne plus tenir ensemble. Le chat qui tombe en morceaux correspond à la possibilité de l’être humain de sentir la perte de son unité. (vidéo) Ce vécu peut être très présent dans des moments d’angoisse dans la vie devant des choix importants comme le choix de métier, un choix d’amour, un moment devant un saut dans un vide. C’est souvent à des moments pareils dans l’adolescence qu’une schizophrénie se déclare.

Nous pouvons constater que dans la psychose la personne vit une dissociation corporelle. Ne soyons pas simpliste en pensant qu’il suffit de recoller les morceaux pour arriver à nouveau à un ensemble. Pankov nous a bien expliqué que le morcellement dans la névrose n’est pas la même chose que la dissociation dans la psychose. La personne psychotique a tendance à prendre une partie du corps dissocié pour l’ensemble.

 

 

2. Perdre la relation avec son corps :

En lien avec la dissociation, l’extrait suivant nous montre la possibilité de l’être humain de perdre du lien, voici comme si une partie du corps n’est plus à sa place. Le visage que le chien voit, il le reconnaît, mais il n’est plus là ou il devrait se trouver (vidéo) A La Traversière, communauté thérapeutique à Nivelles, nous avons un miroir dans un des bureaux. Il y a souvent des personnes qui viennent se regarder dans ce miroir. Et parfois l’un ou l’autre peut dire qu’il vient vérifier si tout est encore là comme avant. Il y en a aussi qui disent qu’ils ne se reconnaissent plus. Quand le lien est perdu, la partie du corps peut être vécu comme étrange, pas appartenir à soi-même, comme un bébé qui regarde passer une main et un bras sans se rendre compte que c’est sa main et son bras.

 

3. Perdre l'orientation :

Dans cette extrait est montré comment un chien, après avoir vécu tout un tourbillon, perds toute référence. Avec désespoir, ce qui est connu dans la psychose, il se demande quand cela va s’arrêter (vidéo) Dans la psychose nous voyons souvent ces gens qui sont en errance, ayant perdu tout lieu, tout attache. Ce manque d’investissement ou désinvestissement active est à penser du coté pathique, contactuelle, du  « Haltobject », tout ce qui est dans la construction du pré-objet : quand les limites du corps ont du mal à exister, ce qu’on voit apparaître dans les hallucinations, les délires, la destruction.

 

4. Vivre le monde comme bidimensionnel :

Quand tout se ressemble, et qu’il n’y a plus de différences dans les sensations, on vit dans un monde plat, sans reliefs. Le monde devient bidimensionnel comme le corps du chien qui se cogne contre la porte. (vidéo) Le corps vécu comme dissocié perd la possibilité de garder une dialectique entre une partie et le tout, entre avant-plan et arrière-plan, le vécu du corps devient bidimensionnel et perds sa tridimensionnalité.

 

 

5. La persécution :

Dans ce dessin animé, malgré ce que le chien fait ou jusque quel bout du monde il court, Droopy réapparaît, inévitablement. Droopy défi les mécanismes spatiaux de la réalité. Mais regardez aussi ce qui est appelé le démembrement : le corps unifié du chien, peut se démanteler, ce qui se passe au moment que le chien voit Droopy, et puis se remanteler comme le chevalier qui petit à petit mets en place les différentes pièces de son armure. Le sujet psychotique perçoit le monde par un ensemble hétéroclite de sensations et de perceptions. La co-modalité ne fonctionne plus. Il y a une difficulté avec des limites corporelles. (Vidéo) Il y de quoi se sentir persécuté.

 

6. Se couler :

Sensation que certains entre nous connaissent aussi de leur rêves : la sensation de se couler. Le chien ici se coule mais il est capable de faire semblant que cela ne le gêne pas du tout. Et comme tantôt, Droopy réapparaît (vidéo)

 

7. Etre troué :

Il est intéressant d’entendre comment dans la psychose les trous corporels sont vécu : sans possibilité de filtration. Tout peut entrer ou sortir sans possibilité de triage. Dans ce vidéo nous voyons comment le corps du loup ne donne pas de garantie pour être imperméable. (vidéo)

 

 

8. S'écorcher :

La peau est la limite physique de notre corps et une enveloppe réelle. Dans la psychose, la limite du corps ne s’arrête plus à la peau - encore un exemple comment l’image du corps est différent du corps réel - et des objets, personnes externes peuvent être vécus comme appartenant à son corps, à soi. Mais la peau peut aussi être vécu comme trop transparente et poreuse : c’est ouverture pur sans résistance. Même des mots peuvent être vécu comme perçantes. L’autre peut lire dans les pensées. Voici dans le vidéo nous voyons comment l’horrible peut arriver, la peau n’est plus là pour couvrir le corps ce qui fait que le chat se sent gêné. (vidéo)

 

9. S'exploser :

Une des grandes difficultés corporelles des personnes psychotiques est la gestion des pulsions. L’angoisse que la personne n’arrivera plus à se tenir, à tenir tout ces tensions ensemble est évidente, le corps s’éclate alors en morceaux. Le chien essaie l’impossible en voulant contenir l’explosion. (vidéo)

 

10. Tomber sans fin :

Une angoisse importante je crois dans le vécu du corps psychotique est que plus rien ne tient, ça lâche, que les pieds qui d’habitude se trouvent sur du solide, se sentent dans le vide, que tout peut lâcher et alors qu’on tombe dans un vide, un trou sans fond, sans pouvoir s’agripper pour arrêter le mouvement. Si nous regardons bien le chien qui tombe, nous pouvons voire sur son visage le vécu du nouveau-né qui pleure et qui se sent perdu. (vidéo)

Et pour clôturer avec Tex Avery, cet extrait avec la plus longue chute qu’il a montré dans ses dessins animés. A l’origine, il voulait montrer trois chutes, mais à Warner Bross ils n’étaient pas d’accords. Après ce conflit Tex Avery  a quitté Warner Bross. (Vidéo)

 

La question de la délimiation dans le sens de pouvoir se localiser et expérience de l’unité, passant par l’activité (agir par lui-même) et l’identification (continuité d’être et d’un devenir).

 

 

 

 

 



[1] Exposé à Bruxelles, Maison des associations, le 23 mai 2014 – Communautés thérapeutiques