A propos de l’accueil : dispositifs et disposition

Jean-Noël Lavianne

 

 

La plupart, sinon toutes les communautés thérapeutiques ont d’abord pour visée d’être un lieu d’accueil, voire d’asile, pour ces personnes malmenées non seulement de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur, du côté de ce qu’on appelle de nos jours la « cruauté du social ».

 

Déjà en 2008, François de Coninck, qui a écrit avec nous le livre présentant notre travail au Wolvendael, dénonçait l’emprise du discours néolibéral sur l’organisation des pratiques de soins, menant à une « gestion » des problématiques de santé mentale. Et il signalait que de plus en plus de patients psychiatriques de longue durée viennent grossir les rangs de ceux qu’on appelle les «  sans-abri », faute de pouvoir répondre aux nouvelles exigences de cette gestion.

Récemment, un journaliste de la télévision belge a choisi de réaliser un reportage sur les sans-abri en partageant pour un temps leurs conditions de vie. Son témoignage soulignait que le plus dur dans cette expérience était l’épuisement, lié à une insécurité permanente, surtout la nuit.

A cet éclairage, on peut mieux entendre la motivation que certaines personnes qui s’adressent à nous mettent en avant : « avoir un toit »…

 

Cela dit, une communauté thérapeutique comme le Wolvendael ne se borne pas à être un lieu d’asile ou un « centre » d’accueil. Il y a « autre chose » qui spécifie notre mission et notre travail, qu’il faut tenter de préciser.

La façon dont nous appelons les personnes qui font un séjour au Wolvendael peut aider à cerner ce dont il s’agit. Nous les nommons « résident(e)s ».

Or ce terme est non pas tant équivoque que « bivoque », selon que sa dernière syllabe s’écrit avec un « a » ou un « e ».

« Résidant » indique une installation, un « chez-soi » déjà constitués, que traduirait le verbe « rester assis ».

« Résident », lui, renvoie à un processus, une opération, plutôt qu’à une position déjà établie : « s’asseoir, s’établir, se calmer ». Il désigne celui qui n’habite pas encore le lieu où il réside, qui cherche toujours sa place. Il indique quelque chose d’un devenir en voie de constituer un présent, plutôt qu’un présent constitué par un passé.

Ainsi, le Wolvendael serait un lieu d’accueil non pas tant dans le sens de l’asile que dans celui de la « résidence ». Avec la dimension temporelle que cela implique : les résidents peuvent y séjourner, mais pour un temps seulement : deux ans maximum. On pourrait même évoquer ici le terme de « bail », dans sa connotation impersonnelle : quelle que soit l’appréciation par l’équipe d’un résident et de l’intérêt de son séjour, celui-ci prendra fin au terme indiqué dès le départ.

Par contre, l’équipe peut décider de mettre fin au séjour avant ce terme, et pas seulement pour des transgressions majeures. Si nous estimons que la personne n’utilise pas ce lieu pour se mettre au travail – quel que soit ce travail-, voire si elle sabote et réduit à rien le sens de son séjour dans ce lieu, et attaque ainsi et le lieu, et les personnes qui y sont, alors elle devra quitter l’institution.

 

« Un lieu, un temps pour accueillir la folie » : ce titre, choisi pour le recueil de textes par lequel nous avons tenté de transmettre notre expérience de travail, indique l’importance de la temporalité dans l’accueil offert aux résidents. Si la durée d’un séjour est limitée, il n’en reste pas moins qu’elle apparaît de plus en plus « au long cours » en regard de la durée de l’hospitalisation psychiatrique, qui tend de plus en plus à raccourcir, sous la pression de la gestion néolibérale pointée plus haut.

 

Ainsi, le Wolvendael est une institution où la personne accueillie peut « poser ses valises » pour un temps. Un temps limité, certes, et dont beaucoup de résidents nous disent qu’il passe très vite, mais dont la durée est assez consistante pour que le séjour ne se limite pas à être un temps de passage ou de transit vers une prochaine institution.

Cette temporalité consistante relève de ce que j’appelle les dispositifs d’accueil. Elle ne résulte pas d’un projet ou d’une décision émanant de l’équipe, puisque la durée maximum d’un séjour est définie et exigée par notre instance subsidiante.

C’est un « déjà là », une donnée objective, et c’est aux résidents et aux travailleurs qu’il revient de se l’approprier pour faire de cette durée objective une temporalité subectivante, qui fasse du Wolvendael un lieu d’accueil et de mise au travail.

 

D’autres dispositifs d’accueil relèvent non pas du temps, mais de l’espace, du lieu. Ainsi, chaque personne entamant son séjour au Wolvendael se voit mettre à sa disposition une chambre individuelle et deux clés, celle de la chambre et celle de la porte d’entrée de l’institution.

Ces deux clés rendent possibles l’articulation et la mise en tension de trois espaces.

- Au centre il y a les lieux communautaires, espace de rencontres, de collaboration, de tensions, d’investissement, d’occupation, de retrait… Les résidents et les travailleurs s’y côtoient au fil des tâches, des réunions, des activités, des repas, des entretiens et des moments informels qui rythment le temps de la communauté.

- A l’intérieur de ce centre, il y a la chambre, espace personnel, singulier, « une chambre à soi », disait Virginia Woolf pour indiquer la dimension psychique de « for intérieur », « jardin secret » de ce lieu de retraite et de retrait. Le caractère privé de cet espace est d’ailleurs protégé par l’institution, sous la forme d’un interdit : ne pas recevoir d’autre(s) dans sa chambre, ne pas aller dans la chambre des autres.

- A l’extérieur de ce centre il y a tout ce qu’on peut trouver ou retrouver dès lors qu’on passe la porte d’entrée dans le sens de la sortie : le quartier, la cité, la famille, les amis, les démarches à mener, le nouveau lieu à investir quand il s’agira de quitter le Wolvendael… Il y aurait beaucoup à dire à ce propos, mais je me contenterai de relever que ces sorties prennent un caractère particulier de ce que chaque résident a dans sa poche la « clé » de son retour.

L’important, dans ce dispositif, est que l’espace communautaire que je mettais au centre est toujours décentré, décomplété, tant du côté de l’intérieur (la chambre) que de l’extérieur (le dehors), du fait de cette mise à disposition des clés.  Le corollaire concret en est que les membres de l’équipe sont amenés à ne pas savoir où se trouve un résident, et à le supporter, pour autant que la situation subjective et l’état psychique du résident le permettent. D’où cette maxime à usage interne : « Savoir leur foutre la paix, sans les laisser tomber ».

 

Pour terminer, je reviendrai sur une définition du Wolvendael déjà évoquée, qui donne son titre à un chapitre de notre livre : « Un lieu d’accueil et de mise au travail ». Cette exigence qu’un résident se mette au travail n’est-elle pas contradictoire avec notre prétention à l’accueillir ?

Plus encore, ne dégrade-t-elle pas cet accueil sous la forme d’un donnant-donnant : « Tu peux venir si (et seulement si) tu te mets au travail » ?

On pourrait répondre qu’on voit mal comment une institution comme le Wolvendael pourrait se passer d’exigences vis-à-vis des résidents – ce en quoi elle n’est effectivement pas un lieu d’asile. Et ajouter que dans l’expression « se mettre au travail », c’est le verbe réfléchi «  se mettre » qui prime sur le substantif « travail ». Et il est vrai que, comme d’autres collègues, nous répugnons à définir le sens d’un séjour dans les termes promus par le discours gestionnaire déjà pointé ; termes qui, du plus trivial (hygiène corporelle) au plus abstrait (Autonomie), objectivent et instrumentalisent la visée de ce travail. Ainsi la divine « Autonomie » se décline-t-elle dans la sainte trinité de ce que le sociologue américain Erving Goffmann appelait les « stigmates de la normalité » : un emploi, un logement, un conjoint. Notons d’ailleurs que certains résidents, au Wolvendael comme ailleurs, sont particulièrement vulnérables à ce discours « normopathe » (pour reprendre l’expression de Jean Oury) : hors cela, point de salut !

 

Mais il me semble qu’on peut encore aller plus loin. Non seulement la mise au travail n’est pas antagoniste ni conditionnelle de l’accueil, mais dans le travail qui est le nôtre et aussi celui des résidents, ces deux termes s’impliquent mutuellement. Si l’on considère que cette mise au travail ne se réfère pas à des objectifs normatifs prédéfinis, mais trouve sa visée dans le fil de la singularité du sujet, qu’il s’agit dès lors d’accueillir dans son économie propre, travail et accueil n’ont pas à être opposés.

Si l’on se décale de la pente volontariste qui définit le sens d’un séjour en termes de projet ou d’évolution posés à priori, le travail d’une équipe est d’accueillir ce qui pourra mettre un résident au travail, selon son « génie » (au sens où l’on parle de « génie du lieu ») propre, dans le respect de son idiosyncrasie. Ce qui implique aussi, et c’est en cela qu’il s’agit d’un travail, de faire accueil à ce qui échappe, comme l’indique ce passage du livre : « On accueille quelqu’un dont on a le sentiment que, pour lui, un travail est ici possible. On peut aussi très bien pressentir que quelqu’un est au travail, sans savoir de quel travail il s’agit. »

A quoi fait écho cette réflexion d’Alfredo Zenoni : « Nous ne sommes pas là pour vouloir quelque chose du sujet, mais pour qu’il puisse se servir de nous ».

C’est en ce point, peut-être, qu’accueil et exigence ne sont pas contradictoires. Pour reprendre tout cela dans une formule quelque peu tautologique : le travail de l’équipe est d’accueillir et soutenir la mise au travail du résident, dans l’attente et l’espoir que ce résident accueillera ce travail d’accueil. Et le mot « espoir » indique qu’il s’agit là d’un pari, et donc d’une prise de risque, pour les deux parties.

 

Enfin, un mot sur ce qu’implique, pour une équipe comme la nôtre, cette option de travail. Après avoir évoqué quelques dispositifs, il s’agit de situer, plus foncièrement, l’accueil comme disposition.

Au-delà d’une disposition bienveillante à accueillir les résidents, il s’agit d’une disposition de travail, à savoir l’attention des travailleurs à tout ce qui, se détachant sur la trame de la vie quotidienne, indiquerait que « quelque chose » se passe pour tel ou tel résident : quelque chose d’étonnant, d’incongru, de neuf peut-être, prenant forme sur le fond du déjà-là, déjà connu. Quelque chose se détache de la répétition du même et fait signe que peut-être de l’autre, de l’inédit, si infime soit-il, vient faire événement pour le résident- et pour nous, qui avons à l’accueillir pour le lui renvoyer et le soutenir.

Le philosophe français Alain Badiou a élaboré une conception de l’événement très inspirante et éclairante quant à cette dimension de notre travail. Je cite quelques extraits de son livre « Philosophie et événement » :

« Un événement, c’est quelque chose qui fait apparaître une possibilité qui était invisible ou même impensable. Il nous indique qu’une possibilité existe qui était ignorée, il est la création d’une possibilité. Il n’est en quelque sorte qu’une proposition. L’événement crée une possibilité, mais il faut ensuite un travail pour que cette possibilité devienne réelle, c’est-à-dire s’inscrive, étape après étape, dans le monde. »

 

« Ce qui m’intéresse ici, c’est un élément de contingence (…) Un événement c’est en général presque rien : il apparaît en même temps qu’il disparait, on ne voit pas d’emblée s’il a un avenir quelconque, il est illisible dans un premier temps quant à ses conséquences. »

 

L’accueil comme disposition serait ainsi l’attention à et le soutien de ce « presque rien », « création d’une possibilité ignorée », et le « travail pour que cette possibilité devienne réelle », puisse s’inscrire. Ce qui ne va pas sans exigence, ni pour les résidents, ni pour nous…

 

En conclusion, je m’inspirerai du beau titre que le psychanalyste français J.B. Pontalis a donné à un texte consacré à la pensée de Winnicott : « Trouver, accueillir, reconnaître l’absent ». Et je redisposerai sa triade, en indiquant que peut-être faut-il d’abord accueillir, pour pouvoir reconnaître et trouver.