Soteria Berne, Mille questions et réponses

Prof. Dr Luc Chompi (lausanne)

Professeur Dr. Luc Ciompi : On a fondé en 1984 à Berne, en Suisse ( donc dans une région germanophone ), où j'étais directeur de la clinique socio-psychiatrique universitaire à ce moment-là – on a fondé une communauté thérapeutique du nom de Soteria, que j'ai repris d'une première expérience assez semblable d'un américain qui s'appelle Loren Mosher, en Californie. Loren Mosher, c'était, on ne peut pas dire un disciple, mais il a pris l'idée de la communauté thérapeutique chez Donald Laing, à Kingsley Hall où il a passé une année. Il était très impressionné de la façon dont cette équipe là-bas à Londres vivait vraiment avec ses patients et aussi par l'approche assez fondamentalement différente de tout ce qui est autrement connu. Laing était un phénoménologiste assez largement, existentialiste, phénoménologiste anti-psychiatre, rebelle contre à peu près tout. Je l'ai connu, bien sûr, et Mosher aussi. Et Mosher a fondé une communauté à laquelle il a donné le nom de Soteria, qui, en grec, veut dire quelque chose comme « sécurité »... « préservation ». Enfin, ça a beaucoup de significations si on regarde dans le dictionnaire. Si j'avais su toutes les significations, je n'aurais pas repris le nom, parce que ça veut aussi dire « sauveur » ou quelque chose dans ce genre, ce qui a une forte connotation religieuse, et ce n'était pas notre intention de nous poser en apôtres. J'ai repris le nom en hommage à cette communauté dont je m'étais inspiré tout en la modifiant quand même. Mosher était un farouche adversaire des neuroleptiques, ce que je ne suis pas. Moi je ne les aime pas les neuroleptiques et je pense qu'il faut trouver des chemins pour en utiliser aussi peu que possible, et c'est vrai qu'ils ont des avantages en même temps que des défauts. Enfin bref... et nous avons trouvé avec le temps des chemins intermédiaires, on a commencé avec zéro médication au début dans les années 80. On a vu que ça prolongeait quand même, je pense, inutilement parfois, la durée des symptômes aigus, et il y a quand même des recherches, et même le common sense nous dit : plus ça dure et plus ça risque de durer. Donc on pensait qu'il ne fallait pas vraiment prolonger au-delà de deux à trois semaines des psychoses aiguës si on pouvait les (juguler) avec des médicaments. Ça, c'est une autre question. J'ai repris de Loren Mosher toute une ambiance, tout un esprit de vivre, d'être avec le patient, à même hauteur en quelque sorte, dans une structure générale dé-hiérarchisée; on était dans les années post 68 évidemment, et tout en y apportant un certain nombre de choses, de modifications. Chez nous, il y a quand même plus de structure, il y a la question des médicaments. Mosher voulait travailler exclusivement avec des non-professionnels parce qu'il disait que les professionnels ont une vue trop étroite. Moi, je connaissais quelques professionnels : infirmiers ou autres personnes qui étaient des gens merveilleux pour être avec des psychotiques et j'ai fait fi de toutes les règles. J'ai pris des personnes qu'il me semblait utile de prendre et ce qu'on a fait, c'est qu'on a pris aussi des non-professionnels durant ces trente ans que l'expérience dure maintenant. On a discuté et re-discuté tous les principes, la structure, la façon de faire et on en est toujours venu à prendre à peu près une moitié de non-professionnels parce qu'ils apportent beaucoup. Ils apportent une vue de l'extérieur, justement ils ne connaissent pas la psychiatrie, au début au moins, mais ils ont souvent vécu « dans la vie », contrairement à certains types de gens qui ont toujours été dans le cocon des psys. Cette communauté dure depuis trente ans. Hier, j'ai présenté huit principes de « comment faire », de ce qui dirige un peu et donne des lignes de conduite. Un lieu tout petit, ouvert, aussi normal que possible, des gens choisis, sélectionnés selon leur motivation profonde et leur capacité empathique d'être avec des psychotiques. Et "être" – c'est très, très important – "être", c'est-à-dire pas « faire » telle ou telle thérapie avec les psychotiques, mais « être avec ». Ça suffit dans la phase aiguë, dans la phase hyperaiguë, ce ne sont donc pas des schizophrènes à long terme, ce sont des schizophrènes qu'on voit souvent au début, et vous savez tous combien ça peut être dramatique, difficile parfois, mais il y a des façons d'être avec et puis il y a des questions d'aussi peu de médicaments que possible, aucune contrainte, seulement une façon consensuelle avec le but d'une auto-médication contrôlée du patient. Il y a des questions d'expectation, des questions de posture (je ne veux pas répéter tout ce que j'ai dit hier). On fait ça depuis trente ans, c'est une expérience passionnante, je dirais, et extrêmement enrichissante, et aussi utile, ce qui est la première des questions. Donc, on a fait des recherches comparatives, et d'autres aussi ont fait des recherches, et ça montre que l'efficacité, sur deux ans – de plus longs (suivis?) sont en cours mais on n'en dispose pas encore –, qui montrent que les résultats sont égaux. Malheureusement, nous voulions évidemment être significativement meilleurs, nous ne le sommes pas. Egaux, avec cependant beaucoup moins de médicaments, à peu près le quart, la moitié des médicaments selon la façon de compter, beaucoup moins et surtout, et c'est ça qui compte énormément, disons sur le plan du vécu, aussi bien pour les familles, avec qui d'ailleurs on collabore étroitement dès le début, que pour les patients eux-mêmes, le vécu de ces douloureuses expériences psychotiques est, en général, infiniment moins traumatique et il est beaucoup mieux intégré aussi dans une espèce aussi de recherche de sens. Dans le vécu biographique, on trouve souvent ça et on peut considérer la psychose comme une espèce de crise de recherche de « où j'en suis ? », de recherche de crise d'évolution et dans les meilleurs des cas, on peut l'utiliser pour du progrès véritablement. Voilà c'est à peu près ce que je voulais dire. Ça donne à ceux qui n'étaient pas là hier un petit peu le cadre et j'espère qu'à travers le dialogue qui va se dérouler maintenant on puisse ensemble préciser certaines choses. Alors on va peut-être procéder de la façon suivante : on peut voir ce qui vous intéresse, ce que vous aimeriez que l'on approfondisse, qu'on discute, donc nous vous prions de nous donner vos thèmes. Voilà, vous avez la parole.

Première question : Pour les indications de (cette option thérapeutique ?), est-ce que vous avez des exclusions ou inclusions de patients ?

Prof. Ciompi : Le choix des patients donc ? La sélection des patients.

Deuxième question : La sélection de l'équipe de travail, les critères de sélection de l'équipe de travail ?

Prof. Ciompi : D'accord, la sélection du personnel.

Troisième question : Est-ce que ce modèle de soins a été tenté avec d'autres diagnostics que la schizophrénie d'une part, et par ailleurs, deuxième question, est-ce que ça a été tenté dans le milieu naturel des personnes en crise, c'est-à-dire est-ce qu'il y a eu des tentatives d'intervention à domicile ?

Quatrième question : Moi, j'aurais deux questions à vous adresser, Docteur Ciompi. D'une part, vous avez très bien dit, - enfin peut-être que ceux qui n'étaient pas là hier ne s'en sont pas rendus compte mais, et je vais caricaturer -, mais c'est un travail où vous êtes essentiellement dans la présence, vous êtes dans une présence extraordinaire aux personnes que vous recevez, que vous accompagnez, que vous accueillez. Alors, je ne sais pas si c'est une bonne question, enfin si, mais je ne sais pas si on peut répondre, et peu importe, je vous laisse vous débrouiller avec ça, mais comment est-ce que vous introduisez, parce que je suis sûr évidemment que vous introduisez de l'absence là-dedans, comment est-ce que vous introduisez de l'absence, de l'absence dans cette présence continue ? Et la seconde question, c'est une question plus sur le réseau Soteria, parce que vous nous parlez de Soteria Berne mais on sait bien qu'il y a énormément de maisons Soteria en Suisse, en Allemagne, est-ce que vous pouvez nous dire un petit mot sur ce réseau-là ?

Cinquième question : Moi, j'avais envie de savoir quels moyens a t-on besoin pour pouvoir faire ça ? Quel moyens financiers pour accompagner ces personnes ? Et même, encore plus concrètement, comment la maison a t-elle pu être acquise financièrement ?

Sixième question : Moi, j'aimerais savoir, après l'hospitalisation à Soteria, qu'est-ce qui arrive avec ces patients-là, les suivis ?

Septième question : Autour des familles, comment est-ce que vous travaillez avec les familles ?

Huitième question : Vous avez parlé tantôt d'intégrer cette expérience-là à leur vie, que finalement cette expérience-là de la psychose prenait un sens, était facilement intégrée par la personne, alors j'aimerais savoir qu'est-ce qu'il advient de cette intégration-là de la psychose au sein de leur vie ? (elle résume en trois mots) : la recherche du sens de la psychose.

Neuvième question : La question de l’agressivité, le travail sur l'agressivité.

Dixième question : Par rapport au fait de travailler systématiquement avec les familles, qu'est-ce que vous postulez comme base pour travailler avec les familles a priori ? Et donc, de manière générale, comment est-ce que vous envisagez la singularité de chaque patient, de chaque parcours avec un programme systématique ?

Prof Dr. Ciompi : Ce que je trouve très bien pour moi, c'est que toutes les questions sont importantes en quelque sorte, c'est vrai qu'elles se posent. Je vais y répondre l' une après l' autre.

Donc, en ce qui concerne le choix des patients. Moi, je tenais dès le début, comme j'étais professeur universitaire, je ne voulais pas seulement faire quelque chose d'intéressant, je voulais l'évaluer . Je voulais savoir : est-ce que c'est utile ou pas ? J'étais, comment dire, un chercheur. J'ai fait pas mal de recherches psychiatriques et donc, j'étais un tout petit peu, comment dire, imprégné par cet esprit qu'il ne faut pas seulement dire quelque chose, il faut essayer de l'étayer, de le prouver ou de le falsifier, parce que la recherche c'est ça, c'est-à-dire se rendre compte que non, l'hypothèse ne peut pas être tenue, elle n'est pas juste. C'était un projet de recherche, d'emblée. Au début, on tenait absolument à ne pas avoir un choix de patients, donc avoir aussi peu de facteurs sélectifs que possible dans un but de recherche, pour avoir un échantillon au hasard, si on veut. Maintenant, dans les circonstances dans lesquelles nous avons travaillé, ce principe, c'est un bon principe et on peut jeter des dés puis prendre dans un sac les numéros : c'est un choix au hasard. Et la vie ne se passe pas tout-à-fait comme ça, mais nous avons essayé de nous en approcher, dans le sens que nous avions huit places, et chaque fois que nous avions une place de libre, on prenait le premier venu des services d'admission où les gens arrivaient à la porte d'entrée, ceci juste dans le souci de constituer un échantillon pas sélectionné. Et cette phase de recherche a duré cinq ans à peu près. Et d'ailleurs, tant que j'y suis, je vais encore ajouter les recherches comparatives qu'on a faites. On a comparé nos patients aux autres groupes choisis dans cinq endroits, trois en Suisse et deux dans des hôpitaux très traditionnels, un dans une espèce de station de crise, un dans un hôpital très traditionnel en Allemagne et on a utilisé la méthode des Match Peer, ce qui veut dire qu'on a essayé de trouver dans le « poole » des 80 patients qu'on avait des patients qui étaient aussi proches que possible des nôtres, notamment au niveau âge, sexe, formation scolaire, trouble pathologique, et encore un cinquième critère mais qui m'échappe en ce moment. Donc, ce n'est pas une aussi bonne méthodologie de recherche que de prendre de grands échantillons au hasard, mais enfin on ne pouvait pas faire ça. Mais ça, c'est pour le choix des patients au début, donc au hasard si possible. Ceci dans un grand souci, pour qu'on ne puisse pas nous dire : vous ne prenez que ceux qui vont bien, vous ne prenez que des cas légers, vous ne prenez pas des cas agressifs, etc. ». On a essayé de tout prendre. Mais, on a quand même vu que, pendant ces premières années, il y avait un certain nombre de cas qu'on ne pouvait pas garder. Soit qu'ils s'en allaient, puisque c'est ouvert. Mais c'est pas tellement ça le problème. Le problème, c'est que nous nous sommes fixé deux barres de limite à ne pas franchir, c'est-à-dire : une auto-agression qui soit vraiment dangereuse, suicidaire, on ne voulait, pour des critères de recherche, laisser un type se suicider sans cette surveillance plus étroite

qui n'est possible que dans une clinique fermée (bien qu'on se suicide aussi en clinique fermée), mais enfin, on était aussi exposé, on ne pouvait pas se permettre de faire n'importe quoi, sinon notre expérience était finie. Et l'autre c'était l'hétéro-agressivité excessive, dangereuse pour autrui d'une façon sérieuse. Durant ces trente ans, il y a eu quatre ou cinq suicides, dont un dans la maison même. Mais enfin, ça, c'est une question à part. L'agressivité, c'est aussi une question qui a été posée. Donc : dix à quinze pour-cent des patients pris au hasard dans les premières années ne pouvaient pas être gardés. En général, pour ces critères que j'ai décrits : trop agressifs, trop auto-agressifs. On les a transférés, on a toujours collaboré avec les services locaux, dans les cliniques traditionnelles, locales, universitaires, et on les a repris quand la situation le permettait. Ce qui veut dire, ce qui est vraiment une certaine entrave au choix au hasard, mais, ça veut aussi dire que 85 à 90 pour-cent des patients peuvent être traités comme ça, ce qui est aussi fort intéressant. On ne le croirait pas à première vue. Voilà, c'est le choix des patients au début. Avec les années, et quand les critères de la recherche étaient terminés, on a laissé filer. Évidemment il y a des liens qui se sont créés : on a commencé à être connus. Il y a certains médecins, psychiatres ou autres qui connaissaient l'institution et qui nous envoyaient leurs patients de préférence. Donc on a laissé aller, on est inséré dans tout un système de soin local et on prend les gens quand on peut. Voilà, mais ce n'est plus une sélection au hasard, mais la question est vraiment importante pour pouvoir juger de ce qui est possible dans une telle institution pour des questions de recherche, etc.

Un reproche qu'on entend parfois : vous ne prenez que les cas qui vont guérir de toute façon, c'est facile ! Je pense que ce reproche peut facilement être démenti dans le sens qu'on sait bien que les patients particulièrement agités, agressifs, ils ont un meilleur pronostic à long terme, c'est un des facteurs statistiques. Ceux qui ont des mauvais pronostics sont plutôt les patients calmes, trop calmes, surtout à symptomatologie négative. Donc, avec cet argument, on peut dire : écoutez, on a certainement pas eu une sélection particulièrement propice à la guérison.

Voilà ce que j'ai à dire sur la sélection des patients, est-ce qu'il y a une question ?

Question : Est-ce que c'était uniquement des patients schizophrènes ou est-ce qu'il y avait d'autres cas ?

Prof. Ciompi : On a essayé de créer un milieu, une approche, une ambiance, pour des psychotiques, pour des psychotiques de type schizophrène aigu. Ça, c'était le but. Tout cela repose assez largement sur des concepts théoriques. Notre hypothèse de travail, que je pourrais étayer par beaucoup de choses, c'est que des états de tension émotionnelle excessive projettent des patients vulnérables dans la psychose. Les recherche sur les « expressed emotions » qui sont bien connues, prouvent notamment cela. C'est-à-dire qu'au début, quand la psychose éclate, les gens sont inondés, sont surchargés de tensions émotionnelles qu'ils ne peuvent plus gérer. La psychose apparaît comme une espèce d'échappatoire, de solution. "Tiens, mais c'est le KGB qui là est derrière tout ça !... on me le prouve" et puis tout-à-coup, tout devient... l'angoisse flottante, la tension flottante, l'insécurité profonde font place, en tout cas souvent dans les psychoses délirantes, à des certitudes, qui sont plus faciles à supporter que les doutes. Bon, ça c'est la théorie. Donc, on voulait créer un milieu qui réponde à ce besoin, c'est-à-dire un milieu aussi relaxant, aussi accueillant, aussi sécurisant que possible, faire tout ce qui est en mesure de diminuer la tension émotionnelle, pas à la façon d'un « exercice » de détente ou quoi, ce genre de chose, mais de façon profonde, durable si possible. Il y a des facteurs évidemment qui créent ces tensions, souvent la famille, ou ( des facteurs ?) personnels, géographiques, etc. Il faut donc éventuellement les aborder pour détendre la tension, et c'est aussi un sujet fort intéressant parce que ce n'était pas le premier but. Le premier but, c'était de diminuer la tension et ce milieu-là, pour répondre à votre question, est particulièrement bien pour les schizophrènes aigus, mais c'est pas très bien pour les dépressifs. Et on a essayé, on a essayé de prendre des maniaques, mais c'est très, très difficile, tout le monde sait : un seul maniaque dans une division, s'il est dans une phase de manie profonde, (déjà ouvert), eh bien, il fout tout en l'air, quoi... C'est un peu ça, donc on a fait quelques essais : des hystériques, des borderline, on a essayé pas mal de choses... ça fait du bien aussi à des schizo chroniques, ça fait aussi du bien à des borderline, mais, comme les places sont restreintes, on a toujours dit : bon, c'est ça notre tâche première. Voilà la question de la sélection diagnostic.

Question : Est-ce que ce sont uniquement des premières psychoses ?

Prof. Ciompi : Non, oui c'est aussi une question intéressante. Notre idée, et celle aussi de Mosher, c'était de prendre les patients, de les cueillir si vous voulez, au début, pour ne pas faire s'enclencher tout cet espèce de stéréotype qui vient souvent avec les gens qui ont plusieurs fois... qui ont plusieures phases, du genre : « Ah ça recommence, et on va là, et déjà l'ambulance qui vient ». Les choses sont tout-à-fait... ça prend une forme de stéréotypie : on ne voulait pas ça. Donc, on voulait prendre des gens à la première phase si possible, aussi dans l'idée de mettre les aiguillages dans une autre direction que ce qui était... En pratique, il s'est avéré avec le temps, surtout quand le temps de recherche était terminé, ( pour la recherche, on a pris première et seconde phase si je me rappelle bien, mais pas de phases ultérieures)... Mais avec le temps, on prend selon les besoins, et il y a quelqu'un qui a été trois fois en clinique pour des phases plus ou moins aiguës et qui entend parler de Soteria pour la première fois et fait une demande... On le prend !... Donc, avec le temps, tous ces critères relativement rigides mais aussi utiles pour la recherche, se sont assouplis.

Question de l'intervenant : J'avais justement une question concernant l'alliance entre un dispositif de soin et un dispositif de recherche : est-ce qu'au début, vous aviez réfléchi, théorisé le fait d'avoir à la fois un dispositif de soins et un dispositif de recherche ? Vous disiez : voilà, on espérait pouvoir prouver qu'on serait moins chers que.., est-ce que de nouveau, dans l'intention par rapport à un phénomène comme la psychose ou la paranoïa, etc. Voilà, comment est-ce que vous gériez ça ?

Prof. Dr. Ciompi : Oui voilà, il fallait savoir ce que c'était nos recherches : on voulait simplement, au fond, examiner, pas tout en profondeur, de sorte qu'il aurait fallu faire des tests sans arrêt par exemple, qui n'auraient pas été possibles facilement, et c'est vrai qu'il faut d'abord motiver l'équipe pour participer à une recherche, ça va pas de soi, au contraire.

Intervenant : Ma question c'est surtout par rapport aux résidents , aux patients.

Prof. Ciompi : Oui, oui alors pour les patients, il faut savoir ce qu'on voulait voir. On voulait savoir dans quel état ils quittent Soteria, et dans quel état psychopathologique, c'est-à-dire que là on utilisait le PANSS, si vous voyez ce que c'est, c'est le Positive and negative syndrom scale, c'est un instrument qui est utilisé dans le monde entier, une espèce d'interview, je dirais d'une demi-heure à trois quarts d'heure, durant lequel on fait une checklist de la symptomatologie. Ça, de toute façon, on le faisait à l'entrée et à la sortie. Et on a demandé aux patients qui sortent de collaborer sur deux ans, c'est-à-dire de nous permettre après deux ans de les recontacter s'ils ne sont plus chez nous et de leur demander comment ils vont. Et on refait un PANSS, et on leur demande quelle est leur situation de travail ; est-ce qu'ils sont de nouveau à leur place de travail ? Est-ce qu'ils sont à l'école ? Est-ce qu'ils sont sans travail ? Etc. Leur lieu d'habitation aussi, qui peut aller d'un milieu stationnaire, un appartement, une maison, à l'hôpital, ou dans la famille. Donc situation sociale, travail, psychopathologie, et puis une évaluation globale, c'est tout ! Donc ce n'est pas quelque chose de trop lourd du point de vue de la recherche. Et on a pratiquement toujours eu le consentement des patients grâce à une base de relation fondée sur la confiance. Dans la très grande majorité des cas, l'excellente relation avec les patients, c'est d'ailleurs le but premier que d'avoir une relation de confiance avec ces gens-là. Il n'y a pas une hiérarchie de type clinique, avec visite du médecin-chef et tout cela, rien de tout ça ! On vit ensemble. Tout en disant, en tenant beaucoup à ce que la situation soit quand même claire : on n'est pas là par amitié, et on n'est pas là pour toujours. Les soignants sont là pour soigner, ils sont payés pour ça, c'est leur boulot, c'est leur responsabilité et les patients sont là pour être soignés, c'est-à-dire qu'ils demandent de l'aide. Ça, on voulait que ce soit clair, et ça n'a pas fait de difficultés, mais c'est utile dans certaines questions, par exemple quand le soignant dit : « Je ne prends pas la responsabilité de le laisser sortir aujourd'hui ». Il ne faut pas l'enfermer, mais on lui dit : « Non tu ne peux pas, ou si tu vas, tu vas contre ma volonté explicite, c'est moi qui ai la responsabilité ! ». Donc voilà, c'est un peu ce genre de relation.

Maintenant je me suis un peu perdu, quelle était la question ?

Intervenant : Le rapport entre dispositif de recherche et dispositif de soin ; est-ce que vous n'aviez jamais l'impression que la présence d'un dispositif de recherche nuisait au dispositif de soin ?

Prof. Ciompi : Non, en tout cas, pas de façon majeure, puisque ce n'est pas un très grand dispositif. Encore qu'il faille dire que nous n'avons pas réutilisé dans la recherche comme je l'aurais voulu, mais on a quand même fait quelque chose de tout-à-fait intéressant. On a relevé, on a demandé au personnel de tous les jours, pour chaque patient, de noter son degré de « psychoticité » si vous voulez, et ça a donné des résultats, qui ne sont pas inclus dans les recherches qu'on a publiées, mais des résultats fort intéressants parce que certains patients pour qui on a fait une échelle, qu'on a analysés etc., et ça c'était une charge pour le personnel, qui a déjà beaucoup à faire, ça, il a fallu le faire accepter.

Intervenant : Est-ce que c'était une charge pour les patients ? C'était surtout ça ma question.

Prof. Ciompi : Les patients n'étaient pas impliqués !

Intervenant : Mais ils étaient notés, donc ils étaient impliqués...

Prof. Ciompi : Ah oui, alors si vous voulez, sur un plan éthique, on leur a dit : « C'est un projet de recherche universitaire, si vous venez, c'est implicite que vous êtes d'accord d'être objectivés, notés. » Ils étaient donc au courant, ainsi que la famille. Mais vous avez raison de poser la question. Ça fait maintenant trente ans qu'on a commencé ça, et dans les années 80, cette question ne se posait pas. Il n'y avait pas la commission d'éthique ou que sais-je. Maintenant, pour refaire la même recherche, c'est beaucoup plus complexe. Nous venons de passer des mois et des mois à formuler notre demande à la commission d'éthique, en une vingtaine de points, c'est pire que toute la recherche !

Voilà, mais pour reprendre la première question, je dirais que la sélection du personnel est très très importante, c'est un peu l'alpha et l'oméga. C'est capital d'avoir de bonnes personnes soignantes parce qu'ils vivent avec les patients, jour et nuit. On a toujours deux permanents et parfois la nuit, ça bouge hein ! Il peut y avoir des situations difficiles à gérer. Donc le choix du personnel est crucial.

Heureusement, Mosher avait écrit un petit article là-dessus. Il avait écrit un article pour expliquer comment lui a choisi son personnel et on a largement repris son article tout en le développant. Donc, nous faisons une interview avec le candidat, ce qui est habituel, mais surtout nous lui demandons : "Pourquoi est-ce que tu veux faire ça? Quelle est ta motivation profonde ?". Et généralement, en dix minutes ou un quart d'heure, on peut savoir si la motivation est profonde. Très souvent, les « bons » candidats nous parlent de cas de psychose qu'ils ont eus dans leur famille ou chez un ami, ou alors d'autres ont des intérêts qu'on pourrait plutôt appeler philosophiques, anthropologiques, bref , qui ont des vrais intérêts. D'autre part, on leur dit : « Viens travailler chez nous pendant une journée ». Et puis, on voit assez vite quelle sorte de personne c'est. Et puis si quelqu'un nous semble a bonne personne à prendre dans notre équipe, on le prend à l'épreuve durant deux semaines. Et puis ce qui est très important aussi, c'est une cooptation, ce n'est pas un chef de personnel ou le médecin-chef qui dit : « Voilà, j'ai repéré tel et tel... ».

On prenait une moité de professionnels (psychologues, travailleurs sociaux, infirmiers, etc.), des gens qui avaient un arrière-fond professionnel de psy, et pour l'autre moitié des gens quelconques, vraiment quelconques ! Des gens qui s'intéressaient, et au début, on avait un employé de banque, un instituteur, une typographe, ou encore, la meilleure collaboratrice qu'on ait jamais eue et qui est heureusement toujours là, une paysanne (magnifique personne!). Donc on a très rarement eu des ratés avec ce système, mais c'est le facteur principal, et ensuite évidemment, il y a tout un système de supervisions, toutes les deux semaines, par des psychanalystes, et il y a aussi une inter-vision. Chaque mercredi, c'est la journée de l'équipe: tout le monde se retrouve et on parle de tous les cas et ce jour-là il y a aussi une heure soit d'inter-vision, soit de supervision, et c'est quelque chose de primordial. Il faut non seulement régler les tensions éventuelles au sein de l'équipe, mais aussi prendre en compte le vécu des soignants, ce qui est parfois dur, lourd. Et en même temps, moi, j'ai eu un entretien avec des gens après deux, trois ou quatre ans. Et la moyenne ( d'entre eux) sont partis, ils sont allés travailler ailleurs, et j'ai toujours eu un entretien de départ avec ceux qui s'en vont, pour leur demander notamment : « Pourquoi est-ce que vous partez ? Qu'est-ce que ça vous a apporté ? Qu'est-ce que vous pourriez critiquer, qu'est-ce que vous trouviez bien, etc ? ». Et je ne crois pas trop idéaliser, mais mon impression c'est que tout le monde a dit que c'était une expérience personnellement très enrichissante : ils ont beaucoup reçu pour eux-mêmes, le travail est dur parfois mais pas toujours. Donc l'équipe c'est l'instrument principal.

Question : 50% de personnel professionnel, 50% de personnel non-professionnel, qu'est-ce qui a motivé le fait d'ouvrir le poste a des non-professionnels ?

Prof. Dr. Ciompi : Alors, Mosher, lui, était vraiment un anti-psychiatre, à mon goût parfois trop radical, mais lui, il a dit que tous ces gens en psychiatrie, on leur bourre la tête avec toutes ces théories psychiatriques et on ne veut pas ça ! On ne veut pas des théories psychanalytiques ou systémiques, ni génétiques ou biologiques. On veut des gens simples, naïfs si on veut, mais des gens sélectionnés. Ce que je n'ai pas mentionné, c'est ce qu'on peut appeler la force du Moi en théorie psychanalytique, ( ce qui ) est évidemment primordial. Ce sont des gens qui doivent avoir du « coffre » et ce sont souvent des gens qui ont, eux-mêmes, enduré des crises, pas forcément psychotiques, mais qui savent ce que c'est. C'est très, très utile en psychiatrie de savoir personnellement ce qu'est ce genre de situation. L'expérience personnelle et la théorie sont des choses très différentes. Donc il faut qu'on ait l'impression que les personnes engagées seront capables de tenir le coup. Mais alors, Mosher n'a pris que ça. Moi, j'avais des gens qui étaient professionnels, je voulais travailler avec ceux-là, un point c'est tout ! Je les ai vus travailler dans mon service et j'ai vu comment ils sont avec les psychotiques, et après seulement, on s'est dit : « Essayons de faire moitié-moitié ». Et ça a toujours été remis en question, discuté, comme toutes les autres choses. Cela a toujours été rediscuté dans l'équipe pendant les trente ans, et ça n'a jamais été abandonné. Par exemple : au début nous n'avions pas de chef de la communauté, il n'y avait pas un chef, il y avait peut-être quelqu'un qui s'occupait plus de l'administration que l'autre, mais il n'y avait pas de chef. Et ce principe a été remis en question, il y a sept ou huit ans, et depuis lors, on a un chef. Donc voilà. Et l'accord des grands professionnels, il existe indubitablement. Voilà.

Question suivante (question trois) : Interventions à domicile ? Oui, on en fait, mais pas vraiment comme ceux qui, à certains endroits, font tout le traitement de crise à domicile. Nous, on le fait en post-cure.

Question quatre : L'absence... c'est une question primordiale, aussi. Toutes les questions sont importantes. C'est parce que la continuité d'une relation de confiance se fait dans la continuité et les psychotiques peuvent être extrêmement sensibles à des absences et des présences. Et comme j'ai quand même un arrière-fond psychanalytique et que j'ai été habitué assez longtemps à penser en termes psychanalytiques et qu'après je me suis un peu forgé mes propres instruments et j'ai pris certaines distances avec la psychanalyse (mais c'est un autre thème). Mais en terme de transfert, puisque c'est de ça qu'il s'agit psychanalytiquement parlant, on sait que les transferts... Freud avait dit: "il n'y a pas de transfert possible, les psychotiques ne sont pas capables de faire un transfert..." Depuis les années 50, on sait que c'est faux: c'est le contraire, ce sont des transferts massifs, de type, on peut dire existentiel, psychotique, et d'autant plus qu'une structure faible supporte mal les absences. Sachant tout ça, et moi j'avais fait plusieurs années de psycho-analyse de psychoses dans mon curriculum de formation et on a perdu deux patients - je l'ai mentionné hier - pas moi personnellement mais avec une équipe, deux patients, un peu l'un après l'autre, par suicide, parce que les thérapeutes, l'un après l'autre, allaient pour un stage de trois mois à Paris. Et quand il est revenu, déjà l'un s'est suicidé et l'autre s'est suicidé après deux ou trois ans de psychanalyse intense. Donc on prenait très au sérieux la question de l'absence. Et alors on a trouvé un système relativement ingénieux, je trouve. D'une part, moi, j'ai appelé ça « dilution » du transfert psychotique sur l'équipe, pas sur une personne. Pas trop personnaliser les relations, mais aussi, chaque patient en général a toujours deux personnes de référence qui sont responsables, si possible un homme et une femme, même si quand même les différentes personnes de l'équipe doivent pouvoir se substituer, et les systèmes de communication avec ces mercredis (on se rencontre tous, on se raconte toutes les informations) sont bien rodés. Et d'autre part, ce qui peut être encore plus utile: nous avons essayé de faire le transfert sur le lieu. Sur le lieu beaucoup plus : « Là, c'est le lieu où je reçois de l'aide, où on me comprend ». L'autre facteur, qui touche la post-cure, c'est que les temps de la psychose aiguë et du traitement à Soteria visent la détente du moment et la préparation de l'après. C'est une question : qu'est-ce qui se passe après ? Eh bien, on prépare, le plus souvent avec une psychothérapie, de famille ou individuelle, on ne lâche pas les gens dans la nature, du tout. On a aussi collaboré avec pas mal de médecins installés en privé, et on a vu que la continuité souffrait quand même, si bien que depuis une dizaine d'années, ils ont crée un système de post-cure ambulatoire, avec repas à domicile, avec une espèce de suivi aussi longtemps que nécessaire, avec aussi parfois des rechutes. Pour la post-cure, il y a aussi l'appartement protégé (quatre ou cinq places, ce n'est pas beaucoup, mais quand même) où les gens peuvent être dans une situation d'habitation en dehors de Soteria, mais encore avec une certaine surveillance, un certain support. Et on a aussi créé un système d'hôpitaux de jour de sorte que les gens puissent venir la journée, trois fois par semaine, etc. Quelque chose de très souple qui - je ne dirais pas - enlève la question des absences, mais du moins la gère aussi bien que possible.

Question suivante: Réseau Soteria. Donc nous avons créé en 1997 ou 98 une Association Internationale Soteria, essentiellement germanophone; il y a un hollandais qui est dedans, une allemande, un italien, pas de francophones. En Allemagne, il y a maintenant une quinzaine d'institutions qui se réclament de Soteria, sous différentes formes. Les derniers deux ou trois ans, il y a trois stations qui se sont ouvertes. J'ai été à l'inauguration à Berlin, à Constance, et encore ailleurs. C'est tout un réseau, une communauté de travail. Donc le réseau existe, et ce qui est très important, c'est que ça existe aussi sur le plan local. Il y a une amicale des anciens patients qui fonctionne et qui se voient quatre fois par an; ils se soutiennent mutuellement et il y a parfois des amitiés qui se créent. Et il y a aussi un réseau familial, parce qu'une fois par mois, il y a une soirée ouverte pour les familles et les proches sans les patients. Et là aussi il y a des familles qui venaient pendant des années et des années bien que leur enfant n'était plus du tout dans Soteria. Donc, il se crée des liens et c'est aussi un espèce de réseau de soutien.

Question sur les moyens financiers : Moyens financiers ! Alors, d'abord, on a eu une sorte de miracle ! Moi, j'ai lutté et lutté pendant des années afin de créer l'institution. Tout le monde était d'accord, mais l'argent manquait. Et un beau jour, je reçois l'argent, d'une donation. Je fais une conférence quelque part et un type est assis à côté de moi au repas de midi. Je croyais que c'était par hasard, mais ce n'était pas du tout un hasard ! Il m'a dit : « Qu'est-ce que vous feriez si vous aviez de l'argent ? ». Alors, je suis parti comme une fusée, je lui ai raconté tous mes projets pour Soteria. Après un quart d'heure, il m'a dit : « Je vous le donne ! Je vous donne cet argent ! ». Ça a servi à acheter une maison, c'était une nouvelle fantastique évidemment. Les miracles arrivent !

Alors, du moment que nous avions l'infrastructure, c'est-à-dire la maison, l'état et les caisses-maladies ont commencé à nous aider, à collaborer. Et aujourd'hui, la maison nous a été léguée. Ça veut dire que ça nous appartient définitivement. Depuis, cette fondation s'est tout-à-fait retirée, mais, Soteria a reçu – ce qui était très important sur le plan formel – le statut d'hôpital officiel (avec les évaluations que cela implique). C'était important pour recevoir plus de moyens de la part des caisses-maladies et depuis quelques années, ils ont fait un service ambulatoire, ils nagent dans l'argent maintenant ! Ils nagent dans l'argent parce que les tarifs de ces services ambulatoires sont tellement hauts que ça rapporte énormément. C'est bizarre ! Normalement c'est juste le contraire...

On a aussi reçu une donation de quelqu'un qui est décédé et qui nous a légué 500.000 francs, ce qui est pas mal. Comme ça, nous avons de l'argent à disposition pour toutes sortes de choses. Le problème financier est résolu. En général c'est le problème majeur.

Question : Quel est le lien entre le financement et le personnel ? Le fait d'être reconnu comme hôpital vous permet-il encore d'engager du personnel non-formé ?

Prof. Dr. Ciompi : Oui, c'est une question un peu épineuse... Nous pensions que la voie la plus juste aurait été d'engager les gens exactement sur les mêmes barèmes que les tarifs ou l'échelle des salaires cantonale, parce qu'en Suisse les choses sont organisées en cantons (soit-disant souverains!). Donc ils gagnent exactement la même chose. Par exemple un infirmier gagne comme s'il travaillait ailleurs, etc. On pensait que c'était une bonne chose mais évidemment, ceux qui n'avaient pas de formation gagnaient moins et il y a toujours eu de longues discussions sur l'égalisation de ces salaires, parce que tout le monde travaille et le travail est largement partagé. Et ensuite, il y a la question des médecins qui ont un autre salaire, et pour finir on a laissé la question comme ça et ça donne certaines tensions, mais on essaye autant que possible d'égaliser les salaires, c'est-à-dire de valoriser ceux qui ont relativement peu de formation.

Question suivante sur les familles. Je crois que la question était : « Pourquoi avez-vous inclus les familles ? ». Moi, après avoir fait ma formation psychanalytique, j'ai viré un peu vers le côté systémique, comme un certain nombre de gens dans les années 60. J'étais fasciné par ce nouveau paradigme où le patient est un élément d'un réseau, et souvent la pathologie qu'il montre, relève au fond d'une pathologie familiale, groupale, etc... Et donc on peut approcher les choses de ce genre. Je suis devenu dans une certaine mesure un systémiste, même si pour moi, ça ne signifiait pas : « ou bien ceci, ou bien cela ». J'avais tellement appris en psychanalyse sur le vécu profond de ces gens que ça aurait été bête ! Mais donc pour moi c'était très clair : les familles sont essentielles. Pour des questions de dynamiques de famille. Mais avec l'expérience, je me suis de plus en plus éloigné de ce qu'on pourrait appeler les idéologies ou les écoles pour pouvoir penser les choses à ma propre façon. Je vois au moins deux raisons, qui ne sont pas systémiques dans un sens étroit, du pourquoi impliquer les familles. Alors, d'une part, les familles sont toujours là ! Les médecins, les psychothérapeutes, les infirmiers, les institutions passent au fil des années. Il y a des gens très très bien intentionnés qui travaillent dans une certaine direction pendant deux ans, puis s'en vont et sont remplacés. Eh bien, les familles, elles, elles sont toujours là ! Elles sont toujours là. Et les familles sont même là si elles sont absentes parce qu'elles sont intériorisées : les figures parentales, etc. Donc, les familles sont parfois là en tant que membres, ou parfois en tant que conflits, mais c'est quelque chose et ils sont là, qu'on le veuille ou non. D'autre part, nous avons vu, et j'en ai parlé hier un tout petit peu quand j'ai mentionné nos recherches sur les expectatives (attentes), que si chacun ...(inaudible).... sur l'information, que si chacun, autour d'un patient, a une autre théorie sur cette maladie, une autre expectative, ça ne va jamais guérir ! Cela rend les choses toujours plus confuses.

Tandis que si on réussit à se mettre un peu d'accord sur " comment comprendre tout cela ? Quels sont les risques ? ...etc..." Je l'ai dit hier, j'utilise le modèle de vulnérabilité-stress : ce sont des gens qui ont une certaine sensibilité, qui ont quelque part une « peau fine ». Et alors, tout le monde dit : « Oui,oui, c'est juste ! ». Cela recueille immédiatement l'approbation. Les parents disent, par exemple : « Lui, il a toujours été particulièrement sensible ». Et puis stress, c'est-à-dire surcharge dans certaines situations avec cette sensibilité et ça vire à la psychose. C'est donc ça la théorie, et elle est, en général, acceptée, acceptable. Ensuite, je viens avec mon modèle d'évolution de la schizophrénie à long terme, parce que j'ai fait des recherches à long terme, et je dis : « On sait qu'à la longue, il y a tel et tel risque, mais il y a des risques et des chances ». On peut avoir de l'espoir et ça peut aussi mal tourner. On dit les choses telles qu'on les sait et aussi simplement que possible. Si on fait ça avec les familles, on crée une base de collaboration. Au pire un accord des deux côtés. On n'a plus cette fantastique confusion qu'on avait souvent vécue au début quand on a commencé à s'occuper des familles. Avec la grand-mère qui a des idées complètement différentes, enfin Dieu sait quoi, car ce sont des situations souvent assez épouvantables, à travers des générations. Alors je ne dis pas que ces situations disparaissent, mais on s'est forgé un instrument, que ce soit juste ou pas. Moi, je crois que c'est assez juste, mais on peut communiquer. Et les gens peuvent l'accepter. Ce n'est pas très compliqué, ce n'est pas hypersophistiqué, il ne faut pas avoir fait des études pendant des années et des années pour comprendre ce genre de choses. Et quand on fait cela, c'est beaucoup plus facile d'obtenir la collaboration, le non-sabotage, et la confiance des familles. C'est très simple ça. Et déjà au moins pour ces deux raisons je suis un fervent partisan de l'inclusion des familles

Question de l'intervenant : Et vous n'avez jamais des patients ou des résidents pour lesquels vous avez l'impression qu'il serait bénéfique d'avoir un certain éloignement familial ? Et que le fait même que l'institution prenne contact avec la famille, ce serait déjà nuire au lien que vous pouvez tisser avec le patient ?

Prof. Dr. Ciompi : Votre question est importante. Oui, est-ce qu'ils faut les impliquer ? Nous nous disons : « Ecoutez, nous ne travaillons pas avec le patient seul, mais avec son entourage. » Ça, c'est notre façon de travailler. On était, disons, devant le fait accompli. Ce n'est pas toujours facile, bien entendu, parce qu'il y a des situations de conflit. Mais en tous cas, on pose le principe, et dans la majorité des cas, les familles sont souvent extrêmement reconnaissantes, surtout parce qu'ils reçoivent une information claire.

Intervenant : Mais est-ce que les patients sont reconnaissants de cela ?

Prof.Dr. Ciompi : Ah ! les patients le savent ! Les patients le savent, je ne veux pas me faire leur avocat mais... Dans mon vécu, ça a très rarement donné lieu à des (mot inaudible) mais ça dépend un tout petit peu de la façon dont on aborde les choses ; on aborde tout de manière brève et simple, mais on pose certains principes : nous travaillons avec l'entourage, nous travaillons éventuellement avec l'école si vous êtes dedans ( " avec votre permission, on va contacter votre prof et on va voir si vous pouvez recommencer dans deux mois ou quelque chose de ce genre"). Voilà.

Une question : Moi je me demandais : si les patients refusent de travailler avec la famille, est-ce qu'alors vous proposez de travailler avec un ami ou avec un voisin, ou des personnes de l'entourage, mais pas familial ?

Prof.Dr. Ciompi : Oui, oui et non, différentes choses se sont faites, il y aurait encore beaucoup à raconter en quelque sorte. L'entourage , le voisinage, par exemple : il y a de petits magasins dans les environs, des magasins d'alimentation ou quelque chose de ce genre, où les patients allaient acheter ce qu'il fallait parce que ce sont les patients eux-même qui font le menu et ils tiennent à faire les achats. Et au fil des années, une magnifique collaboration s'est installée entre eux et les patients, ils ont même pris des stagiaires, à l'essai comme ça, sans formalité, sans argent. Pour essayer, ça fait du bien, ce genre de choses... Avec nos autres voisins, pour la grande majorité il n'y a aucun rapport. Mais il y toujours, au delà du cercle familial, l'école, le travail, les amis, la copine, etc. On dit aux familles, d'emblée: « Vous êtes inclus, venez quand vous voulez, téléphonez quand vous voulez, vous pouvez rester, il n'y a pas d'heure de visite, venez, venez, venez... »

Intervenant (Olivier Delaive): Pour moi, la rencontre avec la pratique de Soteria, c'était quelque chose de particulier. Donc moi je travaille au Wolvendael et j'ai retrouvé à la fois des caractéristiques communes, par rapport au travail d'équipe, ou par rapport à l'importance de la rencontre humaine, d'avoir une petite unité en dehors de l'hôpital, une maison familiale,... etc... On a beaucoup de points communs. Et puis des choses qui pour moi étaient totalement extra-terrestres, par rapport à notre pratique et à nos fondements théoriques qui eux, sont plus revendiqués comme étant, de fait, psychanalytiques par rapport à vous qui prenez une certaine distance par rapport à ceux-ci. Et pour moi, le point le plus saillant, ce serait le fait d'avoir instauré un parcours systématique, par exemple, d'avoir systématiquement recours au contact familial, alors que chez nous, parfois ça va se faire. On va juger en équipe que oui, et parfois que non. Il n'y a pas de programme a priori comme ça, qui par ailleurs, est chez vous, comme vous le dites, tout-à-fait posé et ouvert. Donc, ça, c'est une grande différence, et je me demandais comment – parce que je suppose, et comme vous le dites, c'est quand même une question de rencontre – que vous vous adaptez à chaque sujet, à la singularité de chacun, et donc quelle est la plasticité dont vous disposez, par exemple si à un moment vous sentez qu'avec un certain résident contacter la famille serait vraiment rédhibitoire, est-ce que vous poussez quand même ou est-ce que vous dites : voilà, là, on peut lever le pied. Je prends de nouveau l'exemple de la famille mais on pourrait en prendre d'autres, mais donc quelle est la flexibilité par rapport à tout ça ? Donc ça c'était une question que j'avais un peu, et je reviens un peu sur ce qu’Etienne Oldenhove disait tout à l'heure par rapport à la question de l'absence. Je pense que ce qu’Etienne voulait dire, ce n'était pas tant en terme d'absence physique, mais plus d'absence métaphorique de... d'être dans une position justement face à la psychose où l'autre est perçu comme persécuteur, ou inversement où le patient est dans une forme d'inertie justement, avec un autre qui désire tout pour lui, et donc l'importance, c'est ce qu'on a beaucoup entendu dans le colloque pour l'instant, l'importance de ménager du vide, de ménager la « décomplétude » (on emploie différents mots), et de proposer une présence qui ne serait pas trop massive, au-delà de la présence physique je veux dire, et qui rejoint un peu la question de la flexibilité. Et c'est interpellant parce que c'est quelque chose que vous n'abordez pas du tout par ce biais là. On a l'impression que Soteria a quelque chose de plus maternant, avec la soft room comme point de départ. Et ce n'est pas une position qu'on rencontre souvent dans le traitement de la psychose. En tous cas, moi, je travaille dans une institution qui est plus d'orientation lacanienne, on est plus du côté paternel que maternel ; et donc voilà, ça c'est quelque chose qui, moi, m'a interpellé, je ne sais pas comment vous vous digérez ces différences, si vous les revendiquez, ou si vous vous dites que pour finir la pratique se rejoint et peu importe ce qu'il y a derrière ?

Prof. Ciompi : Oui, évidemment, c'est une grosse question, ce n'est pas une petite question et j'aurais de la peine à répondre parce que je me suis éloigné du monde de.. on peut dire de Lacan, et dans le temps on parlait de Bion , de Mélanie Klein aussi, et...

Intervenant : C'est vrai que je ne suis pas psychologue, ni psychanalyste, donc ce sont aussi, pour moi, des concepts qui à la base, me sont étrangers.

Prof. Ciompi : Bon, et au fond je n'ai pas tout-à-fait saisi votre question. Pouvez-vous resituer cette absence dont vous parlez ?

Etienne Oldenhove : C'est une question qui est difficile justement, et c'est pour ça que j'hésitais un peu à la poser. Vous partez d'une espèce de présence massive, c'est caricatural, mais comment est-ce que vous introduisez de l'absence là-dedans ? Par exemple, pour prendre un cas concret : vous accueillez quelqu'un, et la personne qui va l'accueillir va rester 48h avec cette personne, comment est-ce qu'elle va introduire, de quelle façon on pourrait dire, va t'elle introduire - et je ne doute pas que vous en introduisiez - mais comment va t'elle introduire de l'absence ? Est-ce que vous pourriez en dire un petit quelque chose ?

Prof. Ciompi : Oui, eh bien j'ai l'impression que concernant ce point de discussion là, il faudrait vraiment se parler relativement longtemps pour s'entendre parce qu'il y a toujours deux niveaux au moins qu'on peut distinguer : l'un, c'est le niveau factuel, physique si vous voulez, l'espace, la présence véritable, et l'autre, évidemment, c'est le niveau intérieur et il y a encore le niveau symbolique, et qui nous renvoie à beaucoup de choses, et en plus, ça se complique encore singulièrement parce que ce ne sont pas seulement les patients mais aussi les soignants qui sont impliqués, notamment avec le contre-transfert, etc. Donc mon approche : je ne veux pas vous cacher qu'à la longue, j'en avais un peu marre de travailler sur les différentes théories psychanalytiques. On peut appeler ça une résistance mais ça m'est égal. Mais de toute façon, j'ai pris une certaine distance par rapport à cela, en faveur de l'immédiat, donc du physique si vous voulez, de l'espace véritable, de la présence physique véritable, du lieu où quelqu'un est, du toit et de l'environnement physique, dans son sens très très large évidemment. Physique, pas seulement l'espace mais aussi l'ambiance émotionnelle de cet espace. Ça c'est devenu le langage premier dont je me sers, sans oublier qu'il y a une autre possibilité. Mais pourquoi ? Ce langage permet à tout le monde de me comprendre. Un soignant qui n'a pas fait de formation psychanalytique me comprend, la famille le comprend, le patient le comprend. Donc, j'ai essayé de simplifier le langage, sans oublier qu'il y a d'autres dimensions, psychanalytiques, derrière. Et là par exemple, gérer ce que vous appelez cette présence passive c'est primordial. La distance physique ? 3 mètres ou 5 mètres ? 48 heures ou seulement 24 ? Ou seulement 30 minutes par heure ? Et puis, laisser l'autre seul ? Sans l'oublier ! Je suis responsable, mais je suis là, dans la chambre à côté par exemple. Ou surtout, si on se trouve dans la même chambre. Toi, tu es dans ce coin-là et moi, dans celui-ci, et je lis tranquillement mon livre par exemple, je suis absent et présent en même temps....

C'est un langage très compréhensible. tout le monde le comprend. J'ai simplement trouvé qu'avec cette façon d'approcher les choses, on pouvait toucher une population beaucoup plus grande que celle dont j'ai dit hier quelques mots. J'ai fait une psychanalyse avec une dizaine de cas de psychoses pendant des années, chacun...Je n'aurais pas eu la capacité, dans cet espace où j'étais engagé, d'en faire plus. Des patients psychotiques, j'en ai des centaines, des milliers...Et je voulais faire bénéficier si possible ( cette expérience ? ) à beaucoup, tout en la transférant sur un niveau de langage plus compréhensible.

Olivier Delaive :

Comme ça, c’est une conclusion ! Je pense que là on retrouve un trait commun : l’usage de la quotidienneté comme lieu de rencontre, comme lieu de possibilité. Cela reste commun avec les autres communautés thérapeutiques, qu’elle que soit la manière dont on la théorise.